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4 juillet 2013 4 04 /07 /juillet /2013 10:17

 

 

 

« La philosophie grecque est la décadence de l’instinct grec » (1)


 

C’est un euphémisme de dire que Nietzsche aimait l’Antiquité. Toute sa philosophie est née de l’ardent désir de jeunesse de retrouver, dans sa version moderne, le culte de Dionysos et la sagesse tragique des Anciens. Son premier livre - La Naissance de la tragédie – bien qu’écrit dans un cadre universitaire, est déjà bien plus qu’une simple érudition académique et préfigure la venue de Zarathoustra. « Oui, mes amis, écrit alors le jeune Nietzsche spécialiste de l’Antiquité, croyez avec moi à la vie dionysiaque et à la renaissance de la tragédie » (2). Mais pourquoi Nietzsche appelle-t-il de ses vœux le retour de l’art tragique ? Est-ce là uniquement la préoccupation anachronique d’un philologue ou est-ce, plus profondément, le pressentiment d’une nécessité à laquelle conduira sa philosophie de l’Histoire ? Bref, qu’avons-nous donc perdu, aux yeux de Nietzsche, en perdant la tragédie grecque ?


La tragédie grecque


Il fallait voir les Grecs se ruer au théâtre à l'occasion des fêtes de Dionysos ! Ils s’amassaient nombreux pour écouter ces drames où les personnages, bien souvent jusqu’à la mort, se pliaient au vouloir des dieux afin de se perdre allégoriquement dans le vouloir universel du cosmos. Ce n’était pas un divertissement au sens où l’entend aujourd’hui, mais un spectacle religieux en l’honneur de Dionysos, dieu du vin, de tous les sucs vitaux, de l'ivresse, de la transe mystique, de la régénération cyclique et de l'immortalité. « L’art tragique, écrit Nietzsche, traduit dans la langue des images la sagesse dionysiaque instinctive et inconsciente » (3) qui est une « divinisation de la vie [qui] absorbe et rachète les contradictions et les équivoques » (4). C’est ainsi que les spectateurs des tragédies, « déchirés d’émotions contradictoires (…) [face à] la fécondité débordante du vouloir universel [éprouvaient une] éternelle volupté d’exister » (5).

Ce qui fascine Nietzsche, et pour reprendre son vocabulaire, c’est le « type » d’hommes ainsi capable de transmuer la laideur en beauté, la souffrance en joie et la mort en vie. Il devait posséder une constitution physio-psychologique bien plus forte que la notre pour savoir jouir ainsi des aspects les plus terribles, les plus douloureux, voire les plus laids de la réalité. Ce qui caractérise un Grec – entendu comme type pulsionnel –, c’est une volonté de puissance saine qui affirme la nécessité de toute chose et l’innocence du devenir. Il est impossible de ne pas mettre en perspective cette caractérisation de « l’instinct grec » avec la notion nietzschéenne d’Amor Fati qu’il définit comme « l’affirmation supérieure, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans restriction, l’approbation même de la souffrance, même de la faute, de tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange » (6). C’est cette force vitale présente aussi bien dans la littérature, le théâtre, la poésie, la religion que dans la sagesse populaire, qui élève toute la culture antique au rang de culture « noble ». Par comparaison, nous autres modernes, nous paraissons bien anémiés, nous qui fuyons le négatif sous toutes ses formes, nous qui ne voulons plus de guerre, plus de souffrance, plus de laideur, plus d’inégalité, nous qui rêvons d’un bien-être éternel où la mort ne serait même plus consubstantielle à la vie.

Mais autre chose nous sépare fondamentalement de la pensée tragique ; à savoir la valeur que nous attachons à la vie individuelle. En effet, nulle sagesse dionysiaque qui ne soit « rupture du principe d’individuation » (7). Tel est le secret de la tragédie : sa consolation métaphysique provient de la perte de l’individualité dans le Tout. « [Avec la tragédie] nous nous sous sentons transpercés par l’aiguillon furieux de ces maux, à l’instant même où nous nous sommes pour ainsi dire identifiés avec l’incommensurable volupté qui est à l’origine de l’existence, au moment où nous pressentons dans l’extase dionysiaque de l’éternité indestructible de cette volupté. En dépit de la terreur et de la pitié nous goutons le bonheur de vivre, non comme individus, mais comme participant à la substance vivante unique qui nous englobe tout dans sa volupté d’où naît la vie » (8).Sur scène, le chœur satyrique chante  derrière le héros pour lui rappeler que la Vie subsume les contradictions en s’affirmant dans un auto-dépassement perpétuel. « Cette consolation, décrit Nietzsche, prend corps dans le chœur satyrique, dans ce chœur d’êtres naturels qui vivent indestructibles, à l’arrière-plan de toute civilisation (…) [et qui] reflète l’existence de façon plus vraie, plus réelle, plus totale que ne le fait l’homme civilisé » (9). Il nous est difficile d’éprouver une telle consolation métaphysique car nous avons beaucoup trop hypertrophiée l’existence individuelle. En effet, l’incorporation de l’idée moderne suivant laquelle nous sommes des individus autonomes et responsables, des électron-libre séparés de la Nature par une volonté indépendante, des « empires dans un empire » pour reprendre la très belle formule de Spinoza, est une de ces ruses dont les théologiens ont le secret. Habituer un peuple à ce qu’il se considère comme des hommes « libres », et vous justifierez, pour des millénaires, tous les systèmes de culpabilisation, de jugement et de châtiment ! Le sens du tragique nous échappe donc, parce que, non seulement  nous sommes devenus trop faibles pour assumer les aspects négatifs du réel, mais aussi trop « libres » pour accepter de se perdre dans le flux du devenir. Nous ne voyons donc dans ces tragédies plus que des héros qui « finissent mal » à cause de dieux qui déterminent « injustement » leurs destinés.

 

http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/images/1002271-Th%c3%a9%c3%a2tre_de_Dionysos_Ath%c3%a8nes.jpg

 

Théâtre de Dionysos, Athènes


Socrate contre Dionysos


« Telle est l’antinomie nouvelle : dyonysisme et socratisme, et la tragédie grecque est morte de cette antinomie. » (10)

A partir de 450 av. JC, la tragédie entra en concurrence avec une nouvelle forme de pensée produite par un nouveau « type » d’homme (que Nietzsche nomme « homme théorique » (11)) mû par une prétention délirante : tout doit pouvoir être expliqué rationnellement ! Socrate est le penseur qui va incarner de façon géniale – au sens de malin génie – un tel type d’homme. Parmi les Grecs, ce dernier dénote, en effet, comme étant une « nature anormale » (12) car il présente une volonté de savoir hypertrophiée. « La force torrentielle ininterrompue de sa logique, écrit Nietzsche, manifeste une force naturelle que nous ne retrouvons, pour notre surprise et notre terreur, que dans les énergies pulsionnelles les plus puissantes » (13). Tout se passe comme si la constitution pulsionnelle forte du type Grec, qui s’exprimait d’ordinaire dans la sagesse dionysiaque, avait ici pris la forme d’un besoin névrotique de rationalité. Or, ce qui est plus surprenant encore est que Socrate concentre cette prodigieuse « énergie pulsionnelle » sur un seul domaine d’investigation : l’éthique. Tandis que les Anciens avaient déjà entrepris une rationalisation des phénomènes naturels (Anaximandre, Pythagore, Héraclite…), Socrate, quant à lui, focalise la rationalité sur la vie au sein de la Cité. C’est qu’en fait, à sa recherche obsessionnelle, se greffe une espérance métaphysique nouvelle que Nietzsche nomme « optimisme théorique » (14), une croyance selon laquelle une inflation croissante de notre savoir rationnel s’accompagnerait nécessairement d’une diminution du négatif (le mal, la douleur, la souffrance, la mort, etc.). A partir de là, le divorce avec la sagesse dionysiaque des Anciens est consommée. Une telle espérance dans la disparition de négatif est fondamentalement à l’opposé de la joie métaphysique produite par l’affirmation tragique et irrationnelle de l’enchevêtrement du bien et du mal et de l’ambigüité du plaisir et de la douleur. « Je tâche de comprendre, écrit Nietzsche, de quelle idiosyncrasie a pu naître cette équation socratique : raison = vertu = bonheur : cette équation la plus bizarre qu’il y ait, et qui a contre elle, en articler, tous les instincts des anciens Grecs » (15). 

La rationalité névrotique de Socrate cristallisa sous forme d’une méthode, à savoir un cheminement logique vers la vérité qui se nomme « dialectique ». Elle prend pour départ une question en apparence anodine : Toi qui prétends aimer les belles personnes, sais-tu me dire ce qu’est la beauté ? Toi qui prétends agir de façon juste, sais-tu me dire ce qu’est la justice ? Toi qui prétends dire le vrai, sais-tu me dire ce qu’est la vérité ? Puis, elle amorce une série interminable de questionnements introspectifs, commandés par le fameux « connais-toi toi-même », qui contraignent les interlocuteurs de Socrate à faire entrer ce qu’il considèreinstinctivement comme beau, juste ou vrai dans les cadres étriqués et artificiels d’une ratiocination logique. Fidèle à son optimisme théorique, Socrate ne conçoit pas la dialectique comme un simple outil de connaissance, mais comme un moyen d’accéder à la vie heureuse. Il prétend, par la raison, faire « accoucher les esprits » de cette ignorance qui s’ignore elle-même, et qui empêche d’atteindre cette vertu qui conduit au bonheur. Voilà ce que nous dit le dialecticien : je te montre que si tu ne sais pas définir ce qu’est la beauté en soi, la justice en soi et la vérité en soi, alors tu ne pourras être heureux car tu resteras aveugler par l’opinion et par des désirs irrationnels.

Le génie de Nietzsche est de démasquer, derrière le dialecticien, un individu rongé par le ressentiment et dont la volonté de puissance, à défaut de pouvoir s’exprimer librement et spontanément, prend une forme sublimée. Socrate était un homme populeux et laid, tandis que ses interlocuteurs étaient des puissants, des aristocrates, des sophistes reconnus ou des jeunes gens admirés pour leur beauté. « L’ironie de Socrate était-elle une expression de révolte ? de ressentiment populaire ? savoure-t-il, en opprimé, sa propre férocité, dans le coup de couteau du syllogisme ? se venge-t-il des grands qu’il fascine ? » (16). Face au type fort, Socrate a usé d’une arme nouvelle, une arme psychologique à laquelle le monde grec n’était absolument pas préparé. Dans ses joutes oratoires, le dialecticien jubile en introduisant dans la conscience de son interlocuteur le Cheval de Troie d’une rationalité nouvelle qui désorganise ses instincts en retournant une partie de l’énergie pulsionnelle contre elle-même. Le Moi ré-fléchit ce que le Soi savait d’instinct, paralyse le jugement et atrophie la volonté de puissance.

Allons plus loin. Ce que dévoile dialectique chez l’homme théorique, c’est une haine inconsciente envers la Vie. C’est pourquoi l’apparition de la dialectique est contemporaine de la disparition de l’art tragique qui était justement, nous l’avons dit, l’affirmation d’une « éternelle volupté d’exister » par un type d’homme tout à fait étranger à la volonté de savoir. L’homme théorique est physio-psychologiquement plus faible que l’ancien Grec, car il a besoin de croire que sa raison peut plier l’univers entier, dieux inclus, sous le joug de son incroyable équation « raison = vertu = bonheur ». La « force » des Anciens reposaient, bien au contraire, sur le fait d’accepter lucidement l’intégralité du réel et d’en transmuer le négatif même dans ses moments les plus « tragiques ». « Représentons-nous, écrit Nietzsche, les conséquences des maximes socratiques : « la vertu est un savoir ; on ne pèche que par ignorance, l’homme vertueux est heureux. » Ces trois formes essentielles de l’optimisme sont la mort de la tragédie » (17).


Conclusion


  Fort de sa victoire sur les Anciens, l’homme théorique va continuer à asseoir sa domination sur les consciences et à incorporer cette idée hallucinante que le bonheur de l’homme serait entre les mains de sa rationalité. L’équation socratique « raison = vertu = bonheur » ne va pas cesser de changer de forme à travers l’histoire de la pensée occidentale : platonisme, stoïcisme, christianisme, les Lumières, la foi dans Progrès, le positivisme… Mais dorénavant les masques tombent et nous sommes arrivés au stade où la puissance acquise par la connaissance rationnelle est telle qu’elle dévoile sa vraie nature : raison = ressentiment = mort. Que nous ont apporté deux millénaires de rationalisation interminable, si ce n’est l’anémie des instincts et cette fatigue de nous-mêmes qui caractérise la phase terminale du nihilisme ? Bien avant Freud, Nietzsche caractérise déjà notre volonté de savoir comme une « secrète volonté de mort » (18). Mais loin de l’attribuer, comme le psychanalyste à une « pulsion de mort » inhérente à la nature humaine, il en rend responsable seulement un certain type d’hommes nourris de ressentiment envers la Vie.

Nous comprenons donc le souhait de Nietzsche de voir renaitre la tragédie. La Vie, pour se développer sainement, n’a que faire d’une compréhension rationnelle d’elle-même et nécessite au contraire une certaine quantité d’illusion et d’aveuglement. Parmi tous les arts, la tragédie aura été, aux yeux de Nietzsche, cette « sublime déraison qui fait partie des moyens et des nécessités de la conservation de l’espèce » (19). Sa disparition n’est donc pas simplement la disparition d’une expression artistique au profit d’une autre, mais celle d’un art physio-psychologiquement utile à l’humanité. Mais les Anciens ont disparu, la tragédie est morte et l’humanité risque de mourir avec elle, à moins, qu’elle n’entende le message de Zarathoustra et qu’elle retrouve, au travers une nouvelle forme de Vie – un Surhomme – cette « éternelle volupté d’exister ».

Julien

 

 

 

 

 

(1) Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », 2

(2) Nietzsche, La naissance de la tragédie, Folio essais, p. 137

(3) op. cit., p. 111

(4) Nietzsche, La Volonté de puissance, IV, 464

(5) Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 28 - p.112

(6) Nietzsche, Ecce Homo, « Naissance de la tragédie »

(7) Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 27.

(8) op. cit., p.112.

(9) op. cit., p.54 - p. 57.

(10) op. cit., p. 83

(11) Nietzsche, Introduction à l'étude des dialogues de Platon, Editions de l'Eclat, p.100

(12) op. cit., p.91

(13) op. cit., p. 92. 

(14) op. cit., p. 102, 

(15) Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Le Problème de Socrate », 4

(16) op cit., 7

(17) Nietzsche, Introduction à l'étude des dialogues de Platon, Editions de l'Eclat, p. 96.

(18) Nietzsche, Gai Savoir, 344

(19) Nietzsche, Gai Savoir, 1

 
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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 11:50

 

 http://referentiel.nouvelobs.com/file/1712829-les-dernieres-lettres-de-nietzsche-je-suis-comme-une-bete-blessee.jpg

 

"Nulle part je ne serai plus mal lu que dans ma patrie."  (1)

 

  Totalement méconnu de son vivant, Nietzsche a acquis une certaine renommée à partir des années 1890, et son œuvre devint rapidement le centre de débats intellectuels en Allemagne, puis dans le reste de l’Europe. Dans les années 1930, les nazis, soucieux de légitimer leur idéologie, vont détourner certains auteurs allemands et les mettre au service de leur propagande. Nietzsche, plus que tout autre, fut victime de ce détournement de sorte que son nom est encore associé au nazisme. C’est pourquoi, il est important de clore l'exposition de la philosophie de l'Histoire de Nietzsche en le dédouanant de cette accusation inepte, historiquement puis  philosophiquement.

 

Si les nazis se sont appuyées sur l’œuvre de Nietzsche, c’est sur une œuvre censurée, falsifiée, voire totalement ré-inventée. Qu’ont fait les nazis des nombreux textes où Nietzsche dénonce l’absurdité du nationalisme qui gangrène les pays européens ? Qu’ont-ils fait de ceux où Nietzsche condamne sévèrement  l'antisémitisme ? Où il insulte la culture allemande qu’il juge décadente ? Où il prévient contre les dangers du populisme ? Mais plus en encore que ces oublis, il faut rappeler que les idéologues nazis ont construit, de toutes pièces, un faux livre nietzschéen à partir de brouillons non édités (2), récupérés par la sœur du philosophe, et mutilés par des ajouts militaristes et antisémites. Cette sœur, dont Nietzsche ne cesse d’évoquer la bêtise, se maria avec un idéologue nazi qui échouera à fonder une colonie aryenne au Paraguay, et profita de la maladie mentale de son frère pour gérer l’héritage éditorial de son œuvre. Mais cette trahison familiale ne se limite pas à la sœur de Nietzsche, puisque son cousin, Richard Oehler, écrit un texte dans lequel il montre que Mein Kampf serait un texte profondément nietzschéen et pour la couverture duequel il fait photographier Hitler devant le buste de Nietzsche. Si ce rappel des faits historiques dédouane déjà largement Nietzsche, il reste cependant, pour lever définitivement toute forme de doute, à évoquer certaines thématiques de la philosophie de Nietzsche qui ont trouvé un échos, nous le savons, dans l’idéologie nazie : la dialectique de l’histoire comme la lutte des forts contre les faibles, la responsabilité du peuple juif dans la décadence de la culture occidentale, le mépris des régimes démocratiques et l’apologie de la guerre, un projet politique orienté vers la création d’un homme nouveau, l’enthousiasme devant l’Antiquité… 

 

Commençons par expliciter, en quelques mots, la philosophie de l’Histoire des nazis. Dans Mein Kampf, Hitler divise l’humanité, de façon sommaire, en deux catégories et les associe à la notion biologique de « races ». Il y aurait d’une part, des races nobles composées d’hommes forts, des « fondateurs de culture » à l’origine des grandes civilisations. D’autre part, des races inférieures, agrégats d’hommes faibles et décadents, toujours « destructeurs de culture ». Reprenant alors une théorie pseudo-scientifique en vogue depuis le XIXème - mélange de racisme, d’européocentrisme et de colonialisme -, Hitler fait de la « race ayrienne » la race noble originelle qui enfanta toutes les races nobles de l’humanité (3). De plus, Hitler dévoile son antisémitisme lorsqu’il invoque une « race juive » à l’origine de toutes les races inférieures (sorte d’anti-race-aryenne). A partir de cette anthropologie raciste, le nazisme singe les grandes philosophes de l’Histoire : le cours du temps occidental se confondant avec la longue dégénérescence raciale d’une humanité contaminée par les juifs, ces éternels apatrides qui affaibliraient les cultures qu’ils parasitent. Aveuglé par un nationalisme exacerbé, Hitler rêve d’une rupture dans le processus historique : grâce à son Führer, le peuple allemand inversera le cours de l’l’Histoire, qui purifiera l’humanité de la décadence juive, qui fera renaître la race aryenne dans toute sa pureté à partir du modèle de la Grèce antique (non encore contaminée par le judaïsme).

 

  Il apparaît donc, très clairement, que les nazis greffent sur la philosophie de l’Histoire de Nietzsche, de façon idéologique et peu rigoureuse, un nationalisme germanique, un antisémitisme et une mythologie aryenne, totalement étrangers au philosophe de l’Amor Fati et de l’Eternel Retour. Chez Nietzsche, l’homme fort n’appartient pas à une race biologique mais à un type pulsionnel, indépendamment de toute question de nationalité ou d’origine géographique De même, si Nietzsche prône, en effet, la supériorité de la civilisation grecque sur la nôtre, c’est en raison de leur constitution physio-psychologique – celle-là même que nous pouvons retrouver aujourd’hui par une sélection de nos instincts – et nullement pour des raisons biologiques. Entre nous et les Anciens, il n’est nullement question de race, mais de façon de vivre et de système de valeurs. Les nazis ont complètement galvaudé l’enthousiasme de Nietzsche envers les Grecs et sa conception de l’Antiquité comme un prodrome de surhumanité. L’art nazi, entièrement dévolu à la propagande, représente l’homme nouveau d’après les canons de l’esthétique grecque (harmonie, proportion du corps, nudité, …) tout en ajoutant des critères raciaux et eugéniques propres à l’idéologie aryenne. « La force et la brutalité qu’il exprime, par la démesure des muscles et la dureté des traits du visage (…) [l’artiste nazi symbolise] « le sens sain » du peuple allemand » » (4) Or, on ne saurait jamais insisté assez pour dire que cet homme viril, musclé et belliqueux n’est nullement une image nietzschéenne du surhomme. Celui-ci préférait, de loin, la figure de l’enfant pour rappeler à ses lecteurs que le surhumain, manifestation spontanée et naïve avant tout empoissonnement moral, devra retrouver la capacité de jouer avec la réalité, de réinventer une table des valeurs qui sont une joyeuse affirmation du réel, une innocence du devenir.

 

Quant à la thèse selon laquelle les allemands du XXème seraient une race noble, descendants des aryens et héritiers légitimes de l’Antiquité, celle-ci apparaitrait, aux yeux de Nietzsche, comme une bouffonnerie grotesque ! Pour lui, l’Allemagne s’est faite terre du nihilisme et sa culture, plus qu’aucune peut-être autre, a été rongée par des instincts décadents. Au fond, le nazisme n’est jamais qu’une nouvelle mutation germanique du nihilisme après le protestantisme, le romantisme, et  l’idéalisme. Quel esprit religieux agonisant doit-il falloir pour créer un tel mysticisme avec ses symboles, son credo, ses lieux de culte (la croix, les aigles, le drapeau sacré, les SS gardiens du dogme, le Zeppelinfeld, le Tempelholf…) ! Quelle lassitude de l’homme doit-il falloir pour vouloir la dissolution de toute individualité et la perte de toute liberté individuelle. Ein Volk, ein Reich, ein Führer ! A dire vrai, Nietzsche a l’Etat en horreur. « L’Etat est le plus froid des monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : “Moi l’Etat, je suis le peuple” »  (5). Si l’Etat intervient dans le projet politique d’ennoblissement de l’humanité, c’est qu’au vu du degré d’avancement du processus nihiliste, la stratégie nietzschéenne vise à utiliser les armes de ses ennemis et à les retourner contre eux-mêmes. L’Etat, devenu un outil infiniment perfectionné de dressage et possédant des dispositifs d’incorporation de valeurs extrêmement puissants, doit être conservé, un temps, pour mettre ses techniques au profit de l’anthropoculture d’un type fort. Tandis que le nazisme fait de l’Etat fort une fin en soi, la grande politique nietzschéenne ne conçoit jamais l’Etat que comme un moyen provisoire de sortie de crise. Celui-ci devra disparaître au profit des libertés individuelles car rien n’est plus étranger à Nietzsche que l’idée d’endoctriner les masses. « Tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs » (6).

 

  Enfin, en ce qui concerne la question juive, tout oppose là encore, nietzschéisme et antisémitisme. En effet, il faut comprendre en quel sens certains textes de Nietzsche attaquent violemment et délibérément la morale juive. Sa philosophie de l’Histoire fait jouer au théologien moraliseur juif un rôle capital puisqu’il est l’inventeur du monothéisme et la première table des valeurs morales, et qu’en ce sens, il est le point de départ du nihilisme occidental. Toutefois, il faut comprendre que Nietzsche attaque conceptuellement la morale juive telle qu’elle est apparue il y a des millénaires, et ne s’en prend jamais aux individus juifs dont il est le contemporain. L’idée antisémite selon laquelle, la disparition contemporaine du peuple juif suffirait à stopper la décadence de l’humanité est un délire absolument absent de toute l’œuvre de Nietzsche. On pourrait dire, non sans un certain cynisme, que le nihilisme, depuis la morale juive, a été à ce point disséminé dans toute la culture occidentale (et particulièrement dans les valeurs germaniques que les nazis revendiquent comme « pures »), que le génocide d’un peuple ne changera absolument rien au cours de l’Histoire. Nous sommes tous malades et sujet à devenir le dernier homme. C’est pourquoi c’est toute l’humanité que Nietzsche invite métaphoriquement à périr pour faire naître un surhomme athée et apatride. Et comme pour dédouaner Nietzsche de toute forme d’antisémitisme, il faut rappeler la vision nuancée que Nietzsche a de la pensée juive, de la même façon que Nietzsche est ambigu lorsqu’il évoque Platon (admiré comme le premier philosophe-législateur d’une humanité nouvelle mais honnis comme le responsable de l’entrée du nihilisme dans la philosophie grecque), Spinoza (admiré pour sa rébellion philosophique à toute transcendance mais honnis pour sa volonté de savoir empoisonnée par la rationalité) ou encore Chopin (admiré pour son extraordinaire talent et pardonné pour ses élans romantiques). « Ce que l'Europe doit aux Juifs ? Beaucoup de choses, bonnes et mauvaises, et surtout ceci, qui appartient au meilleur et au pire : le grand style dans la morale, l'horreur et la majesté des exigences infinies, des significations infinies, tout le romantisme sublime des problèmes moraux » Nietzsche  attaque donc conceptuellement le Juif d’il y a des milliers d’années, Les juifs, ajoute-il sont « ce qu'il y a de plus séduisant, de plus captieux et de plus exquis dans ces jeux de lumière et ces invitations à la vie, au reflet desquels le ciel de notre civilisation européenne, son ciel vespéral, rougeoie aujourd'hui, peut-être de son ultime éclat. (…) Nous qui assistons en artistes et en philosophes à ce spectacle, nous en sommes - reconnaissants aux Juifs » (7). Dans tous ces cas, il ne s’agit jamais que du mélange de terreur et d’admiration devant la puissance de la volonté, qui malgré sa maladie, et devrait-on dire par sa maladie, a engendré des merveilles de beauté, à la fois sublimes et révoltantes, dans la philosophie, dans la morale, dans la religion, dans la science ou encore dans l’art.

 

Julien



 

***

 

 

(1) Le Crépuscule des idoles, Flâneries inactuelles, 51

(2) La volonté de puissance

(3)  Francisé en « aryen », c’est à l’origine un terme sanskrit qui signifie « excellent, honorable, noble », terme par lequel se sont définis, il y trois millénaires, de lointaines tribus guerrières de l’actuel plateau iranien imposant  leur joug à des races qualifiées d'inférieures

(4) Adelin Guyot, Patrick Restellini, L'Art nazi, Editions Complexe, p. 155

(5) Ainsi parlait Zarathoustra   

(6)Schopenhauer éducateur

(7) Par-delà le bien et le mal, 250

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29 mars 2013 5 29 /03 /mars /2013 16:48

La fin de l’Histoire et le dernier Homme


Marx découvre le « moteur de l’Histoire » (la lutte des classes) et croit en la possibilité d’une « fin de l’Histoire » (la disparation grâce au prolétariat des différences de classes, entraînant ainsi un bonheur millénaire pour tous les hommes). Reprenant le vieux credo chrétien d’un bonheur reporté à plus tard, d’une réconciliation universelle des hommes, et d’une disparition des inégalités, Marx se fait le nouveau berger du troupeau, le nouveau porte-parole du type faible. Au fond, cette nouvelle croyance dans une révolution communiste et millénariste n’est qu’un nouveau symptôme du progrès silencieux du cancer nihiliste. Tout au contraire, Nietzsche fait office de prophète de malheur en racontant une toute autre Histoire… « Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière : l’avènement du nihilisme passif » (52).


Après un nihilisme actif (éradication du type fort par un processus plusieurs fois millénaires de dressage et d’élevage), l’Occident voit naître un nihilisme passif. Ayant contaminé tous les pans de la culture occidentale, le type faible ne voit plus que son image dans la décadence d’un monde pourrissant sur les ruines des grandes civilisations d’autrefois. Ecœuré de lui-même, jusqu’à la nausée, il voudrait être le « dernier homme » et sa volonté, « volonté de néant ».  Si on n’entrave pas le processus nihiliste, la fin de l’Histoire ne sera pas tant l’autodestruction de l’homme, que celle de la volonté. La volonté de néant est la volonté de ce type-hyper-faible qu’est le dernier homme, une volonté qui s’autodétruit car, à la lettre, elle ne veut plus rien. La volonté de néant est un néant de volonté. Apres avoir nié tout ce qui fait la vie, la force et le devenir, la volonté de puissance malade cesse même de vouloir nier. Le dernier homme ne tire même plus de satisfaction à calomnier la vie, à la fuir par des croyances religieuses, à l’empoisonner par la morale, ou à l’objectiver par la science, il veut juste en finir avec toute forme de volonté. Le dernier homme est alors l’homme le plus « méprisable entre tous » (53) car en niant son vouloir, il renie ce qui fait l’essence de la vie et du monde. Cet Homme domestiqué, diminué, grégaire, stéréotypé, ne veut ni obéir, ni commander. Il sanctifie le confort matériel et n’aspire plus qu’à vivre confortablement une vie de légume emmitouflé dans un bonheur léthargique. Ses idéaux ? Le bien-être, la santé, la paix, et la sécurité. Il cherche plus à anesthésier la vie qu’à la vivre, par le travail, par des divertissements, par des narcotiques pour s’oublier lui-même. Il vit dans des sociétés de masse standardisées, dans une civilisation sans grandeur, dans une époque sans ambition. Sa Morale ? Elle est morte avec la mort de Dieu. Sa Science ? Elle est la grande meurtrière de Dieu et a retourné le poignard contre elle-même en sapant ses propres fondements en cessant de faire croire qu’elle apportera vérité et progrès (54). Sa politique ? Une démocratie d’opinion où la plèbe se sent à l’égal des princes. Sa vertu ? La tolérance, où l’autre nom pour la lâcheté. Sentiment historiquement inédit, il ressent cette « honte d’être un homme » qu’évoque Primo Levi et que reprend Gilles Deleuze en nietzschéen : « cette honte d’être un homme (…) devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes » (55). Et parce que fin de l’Histoire ne rime pas avec fin des temps, le dernier homme n’est pas le dernier dans le temps, mais le dernier dans l’évolution. Des dizaines de générations de derniers hommes marqueront l’avènement du nihilisme et la décadence définitive de l’espèce.

 

La grande politique


Cette fin de l’Histoire est-elle inéluctable ? « Non ! » crie Nietzsche de toutes ses forces. La volonté de néant n’a pas encore totalement fait disparaître la mémoire de ces époques où une volonté de puissance saine était à l’origine de cultures nobles : la Grèce présocratique, la Rome antique, les sociétés italiennes de la Renaissance, etc. Parce qu’il y reste encore des traces du type pulsionnel fort, Nietzsche espère que son œuvre, malgré le mépris qu’elle suscitera et les obstacles qu’elle rencontrera, finira par arriver dans les mains des survivants de la pandémie nihiliste. De tels survivants auront cette responsabilité surhumaine de reprendre à l’heure compte les paroles de Zarathoustra : « il est temps que l’homme se fixe un but. Il est temps que l’homme plante le germe de son espérance suprême. Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol, un jour, devenu pauvre et débile, ne pourra plus donner naissance à un grand arbre » (56). Ce projet philosophique est proprement un projet politique.

 

Nietzsche invite ainsi à repenser la conception de la politique et le rôle de l’Etat. Tandis que la politique est devenue une politique politicienne où des hommes décadents usent de stratégies diverses pour se maintenir au pouvoir, le second est conçu comme un moyen d’assurer aux masses le bien-être, le confort, la paix et la sécurité sociale. « Beaucoup trop d’hommes viennent au monde : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! Voyez donc comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace, comme il les mâche et les remâche » (60). Mais pour Nietzsche le but de la politique doit reposer sur la restauration de la relation primordiale entre l’homme et la volonté de puissance, et l’Etat doit prendre en charge l’avenir de l’humanité. « Le temps de la petite politique est passé ; déjà le siècle qui s’annonce fait prévoir la lutte pour la souveraineté du monde — et l’irrésistible poussée vers la grande politique » (57). Aussi, l’Etat devra être aux mains d’une « nouvelle et prodigieuse aristocratie » (58) composée d’individus possédant une telle surabondance de force qu’ils seront à même de guérir l’humanité du nihilisme et de l’orienter vers une forme supérieure de vie. Ceux-ci pourront se servir « de l’Europe démocratique comme de leur instrument le plus docile et le plus souple pour pendre en main le destin du monde, pour travailler en artistes et à former l’"homme" lui-même » (59).

 

La sélection 

 

De même que l’anthropoculture du type faible a nécessité une étape préalable de dressage, l’anthropoculture du type fort nécessitera une étape préalable de « sélection » (Züchtung). Mais gare au contresens : il ne s’agit pas tant de sélectionner des individus que des sélectionner des instincts. La guerre que Nietzsche proclame contre le type faible est un combat physio-psychologique que chacun doit livrer avec lui-même. Certes, l’Etat doit participer par une opération collective à grande échelle : mettre en place des conditions de vie vitalement néfastes au type faible (en supprimant l’influence des religions monothéistes, en éradiquant les ersatz religieux dans les idéaux moraux et politiques, en redonnant aux arts un rôle d’affirmation de la volonté de puissance, en supprimant l’hégémonie du modèle scientifique dans le domaine du savoir, etc.). Mais ce n’est pas l’Etat qui sélectionne, ce sont les individus eux-mêmes, dont les organismes sont contraints de s’adapter à un nouvel environnement, qui pratiqueront une auto-purification de leur système pulsionnel. Chacun sera contraint de rééduquer son Soi organique en s’imposant des obstacles propices à l’intensification de sa puissance et à l’auto-dépassement de soi.

 

C’est à partir d’un système de valeurs incorporé (et devenu inconscient) que les hommes hiérarchisent la réalité (ce qui est nuisible, ce qui est utile) à partir de préférences fondamentales qui traduisent l’état sain ou maladif de leur volonté de puissance.C’est pourquoi la grande politique est inséparable d’une « transvaluation » des valeurs. Trans-valuer ce n’est pas seulement remplacer les valeurs actuelles par d’autres valeurs (on risque ainsi de perpétuer le même nihilisme protéiforme à l’instar, par exemples,  des, valeurs scientifiques qui perpétuent malgré les apparences les valeurs morales et religieuses) c’est inverser le principe même de l’évaluation. Contre tous les systèmes de valeurs nihilistes (croyances religieuses, vertus morales, idéaux démocratiques, foi dans l’existence d’une vérité absolue, etc.), c’est sur une affirmation radicale du réel que seront fondées les valeurs nouvelles. Il faut non seulement accepter intégralité du réel, partout et tout le temps, mais aussi l’aimer jusqu’à vouloir qu’il se répète à l’infini. « Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il faut non seulement supporte ce qui est nécessaire (…) il faut aussi l’aimer… » (61). Amor fati et la croyance en l’Eternel retour fondent le nouveau système de valeur que l’homme devra s’incorporer dans la durée jusqu’à en faire des « vérités », les vérités à l’image d’une humanité ennoblie. « La force des connaissances ne tient pas à leur degré de vérité mais à leur ancienneté, au fait qu’elles sont incorporées, à leur caractère de condition d’existence» (61bis) De telles« vérités », non-scientifiques et a-morales, sont des « conditions d’existence » par lesquelles s’effectue la sélection parce qu’elles sont insupportables au type faible dont les systèmes de valeurs n’étaient jamais que des palliatifs à l’existence. Grand admirateur de la civilisation grecque, Nietzsche s’inspire ici de la figure de l’homme dionysiaque en qui « peut s’accorder non seulement le spectacle du terrible et du problématique, mais jusqu’à l’action terrible et jusqu'à tout luxe de destruction, de dissolution, de négation ; chez lui, le mal, le non-sens, le laid apparaissent en quelque sorte permis en conséquence d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes capables de transformer tout désert en pays fertile et luxuriant » (62). Comme l’écrit Jean Granier « Dionysos symbolise en effet, pour Nietzsche, l’être doté d’une énergie si luxuriante qu’elle peut tout transmuer en affirmation, et donc accueille avec une ferveur égale les termes contradictoire dont la lutte est au cœur de la vie elle-même » (63).

 

  L’ennoblissement


« La tâche de l’Etat n’est pas que le plus possible de gens y vivent bien et conformément aux bonnes mœurs : ce n’est pas le nombre qui importe (…) le but de l’Etat est l’humanité noble » (65). L’anthopoculture du type fort doit se percevoir comme le strict opposé de celle du type faible. Tandis que l’élevage du type faible a consisté à affaiblir, sur plusieurs millénaires, les hommes pour en faire des « bêtes malades » rongées par une volonté de puissance morbide ; l’élevage d’un type fort consistera dans l’accumulation de forces sur plusieurs générations. Ennoblir l’humanité c’est « emmagasiner une énorme quantité de forces humaines, de telle sorte que les générations puissent bâtir sur les fondements posés par leurs aïeux, tant dans les choses extérieure que dans les réalités intérieures et organiques, dans un accroissement de forces continu » (66).

 

L’ennoblissement exige une gigantesque réforme de l’éducation dont nous pouvons, d’ores et déjà, imaginer les grandes lignes :

-          Sur le plan épistémologique : Ne plus inculquer l’objectivité scientifique comme unique modèle de connaissance, mais former au contraire des « esprits libres » capables de multiplier les perspectives

-          Sur le plan éthique : Ne plus inculquer les notions moralisantes de Bien et de Mal, mais préférer une éthique personnelle du bon et du mauvais en commençant par briser les tabous et supprimer la culpabilité liées à la vie du corps et à la sexualité

-          Sur le plan psychologique : Ne plus insinuer la dualité entre le corps et l’esprit, mais enseigner la réalité psychologique du Soi organique et du processus pulsionnel qui fait de nous ce que nous sommes

-          Sur le plan culturel : Condamner toutes les manifestions du nihilisme dans les arts, et redonner l’image d’un artiste créateur d’où jaillit une volonté de puissance saine

-          Sur le plan religieux : Apprendre à renoncer à son besoin de transcendance et faire de l’Amor fati la nouvelle forme d’amour universel

-          Sur le plan politique : Démystifier les idéaux démocratiques, socialistes, écologistes, féministes, …  ultimes avatars des prétentions égalitaires nihilistes

   

 

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La mort de Dieu et le Surhomme

 

« Dieu est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtrier entre les meurtriers ! (…) La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour, simplement, avoir l’air digne d’elle ? Il n’y eut jamais action plus grandiose et, quels qu’ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause d’elle, à une Histoire plus haute que, jusqu’ici, ne fut jamais aucune Histoire. »(99)


Le dernier homme célèbre la mort de Dieu dans une liesse festive et insouciante : « ni Dieu ni maître ! ». Ragaillardi par ses victoires contre les anciennes coutumes chrétiennes, il se lance dans la négation rageuse de toutes les valeurs d’autrefois. Mais cette destruction des valeurs n’a rien à voir avec la transvaluation nietzschéenne. Elle demeure un symptôme de ces occidentaux qui, épuisés par deux millénaires de dressage, sombrent, avec une joie morbide, dans l’aphasie du nihilisme passif qui détruit pour détruire, qui détruit pour ne plus rien vouloir. Au contraire, la volonté de puissance, lorsqu’elle est saine, détruitpour créer. C’est pourquoi Nietzsche exhorte à « déterminer à nouveau le poids de toutes choses ! » (70). Et c’est seulement en créant des valeurs nouvelles, par une volonté de puissance affirmative d’elle-même, que l’homme contemporain pourra se rendre « digne » d’être le décédant des meurtriers de Dieu. L’homme de cette « Histoire plus haute » « apparaîtra vraiment inhumain » (71) car il devra renoncer à tout ce qui, jusqu’à présent, a été considéré comme constituant son humanité (sa religion, sa morale, sa « vérité » scientifique, ses idéaux, sa culture…), à tout ce qui a été incorporé comme étant le Vrai, le Bien et le Beau pour s’imposer comme créateur de valeurs. Un « sur-homme » (Über-Mench) est étymologiquement celui qui saura saisir l’opportunité de la destruction des valeurs pour engager un « auto-dépassement » (Über-schreitung) de l’humanité.


Plus encore, l’Überschreitung de l’homme par l’homme – acte inhumain et surhumain - est, en quelque sorte, un acte divin. L’homme hérite, en effet, de la charge anciennement dévolue au Créateur : ériger des Tables de valeurs. C’est ainsi que, selon Lou Andréa Salomé, amie et commentatrice du philosophe, par la transposition du pouvoir créateur de Dieu à l’homme, l’humanité se sent « mystiquement grandi jusqu'à coïncider avec la totalité de l’univers et de la vie (…) Dieu, le monde, le « moi » se fondent » (73). Malgré l’anti-christianisme radical de Nietzsche, elle y voit la conservation d’une thématique religieuse fondamentale : la création. Est divin ce qui, à partir d’un chaos originel, créée quelque chose de par sa puissance propre. Dans une très belle formule, elle écrit : « on voit s’opérer [avec le surhumain] la jonction de tendances en apparence irréductibles : le déferlement écumant des forces surtendues ; leur chute volontaire dans le chaotique, le ténébreux, l’effroyable ; puis leur remontée vers la lumière, vers ce que l’esprit peut concevoir de plus aérien, de plus délicat (…) un chaos qui voudrait engendrer un dieu » (76).


L’intérêt d’une telle interprétation de la philosophie de l’Histoire de Nietzsche –l’arrivée à une étape quasi-mystique de « divinisation » (75) de l’homme – est qu’elle nous incite à réfléchir sur la conception nietzschéenne du fait religieux. L’essentiel est de comprendre que, pour Nietzsche, ce n’est pas la religion en soi qui est nihiliste, mais certaines de ses expressions, en particulier judéo-chrétiennes. En effet, à la question de savoir « si le type de l’homme religieux est une forme de décadence », Nietzsche répond sans hésiter : « mais n’est-ce pas là omettre un certain type de l’homme religieux, le type païen ? Le culte païen n’est-il pas une forme de la reconnaissance envers la vie, de l’affirmation de la vie ? » (100) Nietzsche s’inscrit d’emblée dans la lignée païenne en signant « Dionysos contre le « Crucifié » (ibid.) car chez lui aussi, comme l’écrit Salomé, « l’exaltation vitale, poussée jusqu'à l’extase, prend la place de l’élévation religieuse, et s’érige en culte divin » (74). D’ailleurs, le culte nietzschéo-dionysiaque prend nettement la forme d’un credo religieux  dont Zarathoustra serait le prophète : « Je vous enseigne le Surhumain… Le Surhumain est le sens de la Terre… Je vous en conjure, ô mes frères, demeurez fideles à la Terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres » (101). Ce n’est donc pas entre religion et athéisme que se joue l’opposition nietzschéenne, mais au sein même du fait religieux par des oppositions terme à terme : Ciel/Terre - transcendance/immanence - Etre/Devenir - négation/affirmation.


Néanmoins, si Nietzsche se réfère sans cesse aux Anciens, il n’invite pas à revenir au paganisme. La disparation du polythéisme antique est un fait historique irréversible, fruit  de l’évolution du nihilisme. Zarathoustra s’écrie : « Morts sont tous les dieux ; maintenant nous voulons que vive le surhomme ! » (69). Tous les dieux, c'est-à-dire le Dieu des Juifs et des Chrétiens évidemment, mais aussi les dieux des Anciens. Dionysos aussi est mort. Zarathoustra aussi devra mourir. La destruction de toute forme de transcendance devra être radicale pour que l’homme lui-même soit divinisé comme créateur de valeurs nouvelles, pour qu’advienne le surhomme. Le culte nietzschéo-dionysiaque demeure donc indéfectiblement dans l’immanence.


Pour conclure, il faut insister sur un des messages fondamentaux de Zarathoustra c’est le devenir, sur cette terre, auquel il faut affirmer un oui éternel. C’est le grand cri tragique : aimer la nécessité de la vie ici-bas sous tous ses aspects et pour toujours. Incipit traœgedia ! Il faut retrouver « l’innocence du devenir » (102). De ce fait, les deux aspects du surhumain - création et innocence - renvoient naturellement Nietzsche à la figure de l’enfant.  L’enfant qui chante, qui court et qui joue incarne, pour reprendre les termes de J.-F. Dupeyron, « la volonté dans son aspect le plus authentique, dans son exubérance contagieuse, sans les entraves ordinaires qui la mutilent et la sclérosent » (77).  Les prodigieuses et inutiles dépenses de forces de nos progénitures, « prodigue[s] jusqu’au gaspillage » (78) nous rappellent que la vie, lorsqu’elle est saine et heureuse, se veut elle-même toujours plus intensément dans des élans créatifs et innocents. Concevoir la vie comme un simple vouloir-vivre est toujours une idée d’adulte ! « L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation » (79). Non encore empoisonné par la morale et ses succédanés, l’enfant possède une éthique par-delà le bien et le mal. Tout est bon dans l’enfant, y compris lorsqu’ils sont violents, capricieux, et provocants. Simplement vivants, leurs volonté de puissance n’est pas encore entravée, ni par la conscience morale, ni par la lourdeur de ratiocinations. La joie de l’autodépassement du vivant, naïf et innocent, toujours affirmateur de la puissance de la vie, passe par le jeu. C’est pourquoi Nietzsche peut dire que « La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant. » (80). L'enfant est « au plus prêt des jeux créatifs de la volonté » (81) car le jeu occupe une grande partie de son temps. Loin d’opposé, comme le font les adultes, jeu et travail sérieux, l’enfant met tout son sérieux à jouer avec le monde qu’il recrée, qu'il réinvente selon son imagination. C’est pourquoi pour devenir surhomme, l’homme devra être capable de jouer lui aussi avec sa réalité pour recréer ce qu’il y a de plus sérieux : un nouveau système de valeurs pour l’humanité ennoblie.


 Julien

 

 


 


***

(52) FP nov 1887-mars 1888

(53) Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 5

(54) Le principe d’Heisenberg et la notion de falcibiabilité de Popper ont bouleversé les fondements de la Science… par des scientifiques eux-mêmes !

(55) Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 103.

(56) idem (53)

(57) Par-delà le bien et le mal,  208

(58)FP 1886 XII 2 [57]

(59) ibid.  

(60) Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, DE LA NOUVELLE IDOLE

(61bis) Gai Savoir, 110

(61) Ecce Homo 

(62) Gai Savoir, 370

(63) Nietzsche, puf, p. 113

(65) FP des Considérations inactuelles 1873-1874, 30 [8]

(66) FP, VIII, 3, 15 [65]

(67) Nietzsche, puf, p. 112

(68) Ainsi parlait Zarathoustra,  prologue 4  

(69) Ainsi parlait Zarathoustra,  I, de la prodigue vertu »

(70) Gai Savoir, 269

(71) Gai Savoir, 382 

(73) Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Grasset, p.256

(74) op cit., p. 257

(75) op cit., p. 67

(76) op cit., p. 65

(77) Nos idées sur l'enfance: Etude des représentations de l'enfance en Occident, L’harmattan , p.291

(78) FP dans œuvre complète tome X, p. 63

(79) Ainsi parlait Zarathoustra , « Les trois métamorphoses »

(80) Par-delà le bien et le mal, IV, 94

(81) idem. (77), 

(99) Gai Savoir, 125
(100) Volonté de Puissance, IV, 464
(101) Zarathoustra, Prologue, 3
(102) Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », 7
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29 mars 2013 5 29 /03 /mars /2013 16:40

Le Soi organique


« Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste » (21) parce que la vie consciente se saisit comme n’étant que la résultante superficielle d’un conflit pulsionnel, et parce que la conscience n’est plus le centre décisionnel par lequel nous pensons, voulons et agissons. Superficielle, elle est aussi simplificatrice car elle nous laisse croire en l’existence du « moi », c'est-à-dire nous-mêmes conçu comme unique sujet pensant. En réalité, il ne faut même plus dire que « ça pense en moi » puisque le concept de moi ne fait plus sens. On comprend qu’il ne revient à la conscience que le rôle, littéralement, de faire prendre conscience de ce qui se passe dans l’intégralité de l’organisme. La "physio-psychologie" (21bis) de Nietzsche invite à remplacer la notion de moi par celle d’une multitude de subjectivités organiques qui coexistent dans les profondeurs infraconscientes, et dont « la coopération et la lutte feraient le fond de notre pensée et de toute notre vie consciente » (22). L’expression « subjectivité organique », en apparence oxymorique, invite à penser ensemble la vie psychique et la vie organique. « Tout l’organisme pense (…) le cerveau est seulement un énorme appareil de concentration » (23) car « le corps créateur a formé l’esprit à son usage pour être la main de son vouloir » (24).

 

Pour reprendre les termes de Michel Foucault commentant Nietzsche : il faut « dissocier le moi et faire pulluler, aux lieux et places de sa synthèse vide, mille événements maintenant perdus » (25).  « Synthèse » parce que le moi conscient, nous l’avons vu, n’est qu’une résultante qui synthétise l’infini complexité du processus pulsionnel ; « vide » parce que la notion de « moi » est un simple mot qui n’apporte aucune compréhension psychologique supplémentaire de la pensée. Pis encore, l’usage d’un mot nous entraîne à le réifier, à lui donner l’existence d’une chose réelle. Le moi est acquiert, dès lors, une existence réelle nous faisant croire que la vie consciente serait indépendante de la vie du corps. Par suite, le corps, ainsi vidé de toute subjectivité pensante, est perçu comme une machine faite d’organes, d’os et de chair, un pantin dont la conscience tirerait les ficelles. Mais Nietzsche invite à rendre au corps ce qu’il lui appartient : la pensée. C’est bel et bien le corps tout entier qui pense au travers une multitude de subjectivités organiques.

 

Le meilleur moyen de lutter contre les illusions du langage - cet « aiguillage inconscient » (26) - est de le transformer. En l’occurrence, la physio-psychologie de Nietzsche remplace le mot « moi » – concept qui contient en substance l’illusion d’une dualité entre une conscience et un corps-machine – par la notion de « Soi organique ». Nous n’affirmons plus que nous avons un corps, mais que nous sommes notre corps  car c’est véritablement lui qui pense, qui veut et qui désire (27). Il est tout ce que nous sommes au travers de l’enchevêtrement complexe de pulsions qui constitue notre subjectivité. La physio-psychologie prend en compte tous les changements organiques qui accompagnent nos pensées (sueurs, tremblements, crispation, stress, larmes, colères, jouissance, grimaces, tensions diverses…). Elle analyse la dimension organique de nos souvenirs puisque la mémoire n’est jamais que, les milles petites jouissances et les milles petites blessures qui jalonnent le cours de notre vie enregistrées par le corps.

 « Tu dis « moi », et tu es fier de ce mot (…) [mais] le Soi est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il détruit. Il règne, il est aussi le maître du Moi. Par-delà tes pensées et des sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. » (28). Ces mots, Nietzsche les fait résonner dans la bouche de son prophète de la philosophie de l’avenir, Zarathoustra, comme pour mieux nous rappeler que la grande politique, que nous exposerons par la suite, ne peut reposer que sur une connaissance correct de la pensée humaine. Percevoir, à ce niveau, le rôle du Soi organique c’est préparer l’avènement du Surhomme par l’incorporation de nouveaux instincts au sein de l’espèce humaine. Ne perdons pas de vu le projet de la grande politique !


http://www.productionmyarts.com/Images/schiele/nu-masculin-1910.jpg

Egon Schiele, Aquarelle 1910


Le processus


Avant d’évoquer la grande politique, il reste encore un mot à dire sur la psychologie des profondeurs. En effet, si nous sommes un reflet de la volonté de puissance alors nous devons nous concevoir comme un processus. La notion de processus recouvre l’idée que le changement est continuel. Ce n’est que par les illusions du langage que nous réifions notre pensée en nous considérant comme ayant une et unique personnalité, noyau fixe indépendamment de la vie du corps par lequel nous pourrions nous définir et dire « moi, je… ». Mais incorporer la conscience dans la vie organique tout entière, se concevoir comme Soi organique implique qu’on renonce à employer le mot « moi », que l’on abandonne l’idée d’une personnalité et que l’on se saisisse comme insaisissable.

 

La littérature a parfois une supériorité sur la philosophie, celle de donner, au travers de la narration, de la chair aux concepts. L’écrivain Hermann Hesse, prix Nobel de littérature en 1946, très nettement inspiré par Nietzsche dans des romans tels que Demian ou Le Loup des Steppes, injecte dans ces personnages cette interprétation de la subjectivité comme processus. Il met alors en récit l’éclatement de la personnalité. « La vie, écrit Hesse, oscille entre des milliers de contrastes, entres d’innombrables oppositions » (29). L’écrivain se plait alors à décrire les étapes de transformation, les passages sombres et les attirances vers le chaos, ou les moments de jouissance et de bonheur. De la plus viles des débauches à la plus rigide des ascèses, l’homme doit parfois passer par des chemins que tout semble opposer dans les méandres sinueux et labyrinthiques d’une recherche de soi. Ce qui est intéressant chez Hesse, c’est qu’il éclaire cette notion d’éclatement de la personnalité  par sa version orientale, en particulier bouddhiste. Le bouddhisme enseigne en effet l’art de la méditation qui consiste à se dépouiller de l’illusion de la personnalité en diluant son moi apparent dans la mer des objets du monde. Aussi, dans Siddhartha, roman qui s'inspire de la vie du Bouddha, Hesse décrit « une prédisposition de l’âme, une capacité, un art mystérieux qui consiste à s’identifier à chaque instant de la vie avec l’idée de l’Unité » (30).


Toutefois, cet apport de valeurs bouddhistes est aussi le moment de la rupture de Hesse avec Nietzsche, un peu comme l’homéostasie éloigne définitivement Freud du philosophe de la volonté de puissance. Nietzsche voit dans l’idéal bouddhiste d’une vie où nulle souffrance ne viendrait en troubler le cours, une pensée malade, expression d’une volonté faible, qui s’oriente vers une vie de cadavre (31). C’est qu’au fond, Hesse combat l’illusion du moi mais ne pense pas jusqu’au bout la notion de processus. Si ses personnages éclatent leur personnalité superficielle (liée aux groupes sociaux auxquels ils appartiennent : famille, corporation, patrie, religion, … ), c’est pour mieux s’engager dans la quête illusoire d’une personnalité profonde, qui non seulement serait « vraiment eux », mais qui serait aussi un gage de sérénité et de bonheur (autant de préceptes bouddhistes décadents). Un processus, précise Gilles Deleuze, a une trajectoire qui se créée elle-même, en avançant tel un « ruisseau qui creuse son lit » (34). C’est pourquoi les modifications qui nous traversent, et font que nous devenons ce que nous sommes, ne se succèdent pas de façon prédéfinie. Il n’y a donc pas de véritable soi à retrouver. Deleuze donnera d’ailleurs une grande postérité à cette notion de processus comme moyen de repenser la psychanalyse comme devant être cette cartographie qui ferait « le tracé de "lignes de fuites" » qui nous constituent » (ibid.). Lorsque Nietzsche affirme « Deviens qui tu es » (35), en paraphrasant le poète lyrique grec Pindare, cela signifie que nous sommes gros de l’avenir, que les conflits actuels qui nous constituent alimentent le processus du Soi organique.

 

Le type  

 

             Dire que nous sommes un processus – ce processus d’intensification de puissance –n’empêche pas cependant de nous classer en fonction de certaines caractéristiques fixes. En effet, il se forme dans le devenir pulsionnel des individus certaines régularités que Nietzsche nomme des « instincts ». Dès lors, tout ce que nous pensons, désirons, voulons ou faisons devient « instinctif », c’est-à-dire traduit une cristallisation des pulsions relativement stable et invariante. Les différents instincts vont ainsi permettre de classer les individus suivant des « types ».Nietzsche commence par nous dire : je dois oublier l’illusion du moi et du « je pense » pour comprendre que je suis mon corps et que « ça pense ». Ensuite, il explicite le « ça pense » : mon Soi est constitué d’une multitude de pulsions qui luttent à la lisière de l’organique et du psychique. A un instant t, la pulsion victorieuse donnera lieu à une pensée, un désir ou un acte. Nietzsche se pose donc la question suivante : il semblerait que dire que je suis mon corps implique que je sois nécessairement un chaos pulsionnel. Or, je constate en moi et chez les autres, certaines constances dans leurs pensées, leurs désirs ou leurs actions.C’est pour expliquer cette constance que Nietzche introduit la notion de « type » qui signifie en creux : les pulsions ne sont pas chaotiques car elles s’ordonnent, se regroupent, se hiérarchisent pour former des instincts. Sans doute un psychologue dresserait un classement exhaustif des types. Mais Nietzsche est philosophe, et se contente donc de dire : tous les types peuvent se classer sous deux grandes catégories, que nous explciciterons par la suite, le type fort / le type faible.

 


             La physio-psychologie ne cherche pas à reconstituer une personnalité – cette chimère illusoire –, mais à retracer une  histoire personnelle en découvrant ainsi les types qui sont succédés à divers moments de la vie du Soi organique. Et pour cela, elle doit prendre le corps pour guide car ceux sont les rapports du corps avec son extériorité (la nourriture, la lumière, la chaleur, la chair, la sexualité, la jouissance, la douleur, etc.) qui objectivent le type pulsionnel. Dans son autobiographie Nietzsche dresse le portrait de son type en évoquant, « les questions de nourriture, de logement, de régime intellectuel, les soins à donner aux malades, la propreté, la température », ainsi que « le choix des divertissements », et en particulier de la musique :  « Il faut qu’elle soit sereine et profonde comme une après-midi d’octobre » (36). Surtout, il se plaît à rappeler qu’il s’agit de questions hautement philosophiques trop négligées par ses prédécesseurs philosophes. Nietzsche s’est lui-même infligé des conditions d’existence corporelles que pour s’incorporer un certain type pulsionnel à l’encontre de son tout ce qu’il a hérité : sa santé fragile (nausées, migraines, vomissements, ophtalmies, insomnies, coliques…« cet effrayant pandémonium de la maladie » (37) pour reprendre le mot de S. Zweig), son éducation religieuse (la théologie protestante), son instruction scientifique (la philologie universitaire), ses goûts artistiques (le romantisme de Wagner), ou encore ses intérêts philosophiques (un enthousiasme de jeunesse pour l’idéalisme pessimiste de Schopenhauer). Ecce Homo ! Voici l’homme… l’homme que je suis, l’homme qui a diagnostiqué la maladie de l’humanité et  qui s’en est guérit lui-même ! Ce témoignage d’une automédication philosophique visant à soigner une volonté de puissance malade est une véritable une bouffée d’air pour celui qui est asphyxié par la mélancolie et le ressentiment.  Voilà pourquoi la lecture de Nietzsche est si revigorante !

 

La généalogie


C’est aussi au niveau du type que la psychologie rencontre l’Histoire au travers de ce que Nietzsche nomme la « généalogie ». Au fond, toute culture (art, science, philosophie, morale, religion…) n’est jamais que le reflet du type pulsionnel des individus qui l’ont créé. La généalogie met en évidence les types à l’origine des cultures ainsi que les mutations par lesquelles un type se transforme en un autre à travers l’Histoire. En particulier, elle démasque les variations subtiles du type-chrétien à travers ses évolutions. Malgré le recul des pouvoirs religieux, « l’ombre de Dieu » (38) plane encore sur l’Occident déchristianisé, non plus dans les Eglises, mais dans les arts Romantiques, dans les philosophies Pessimistes, dans les institutions de la République, dans les utopies gauchisantes, ou encore dans les dogmes de la Science. Changer incessamment de masques est la terrible ruse par laquelle le type faible a remporté la victoire sur le type fort : type-chrétien, type-idéaliste, type-scientifique, type-romantique, type-démocrate, etc.


Que recouvre exactement pour Nietzsche cette dichotomie type fort/ type faible ? « Pour évaluer ce que vaut un type d’homme, il faut calculer le prix que coûte sa conservation, - il faut connaitre ses conditions d’existence » (39). Le type-fort est avant tout celui qui a la force de dire un grand « oui ! » à la réalité du monde - en acceptant qu’il ne soit que forces en tension, perpétuel devenir, et rapports de domination - et un grand « oui ! » à la vie - en assumant  librement et spontanément son élan vital -, bref, un grand « oui ! » à la volonté de puissance. Le type fort manifeste une « audace folle, absurde, spontanée », à laquelle se joint « la gaité terrible, la profonde joie qu’ils goutent à toute destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté », « une indifférence et un mépris pour toutes les sécurités du corps, pour la vie, le bien-être » (40). Psycho-physiologiquement, sa force s’explique du fait que le système pulsionnel est ordonné et hiérarchisé. Les pulsions forment ainsi un bloc compact d’instincts d’agressivité joyeuse, de domination réjouie, de conquête de la puissance. A l’inverse, le type faible est victime d’un système pulsionnel chaotique. L’anarchie des instincts entraîne un affaiblissement organique. L’énergie vitale au lieu de se décharger est refoulée. Ce retournement des pulsions génère une lutte des instincts les uns contre les autres et entraîne irrémédiablement un affaiblissement de l’organisme. La vie s’épuise alors à lutter contre elle-même à l’instar des ascétiques qui déploient de grandes quantités de force pour faire taire certains de ces instincts vitaux. « La pluralité et l’incohérence des impulsions, l’absence de système entre elles produit la « volonté faible » ; la coordination de ces impulsions sous la prédominance de l’une d’elles produit la « volonté forte » ; dans le premier cas, il y a oscillation et manque d’un centre de gravité ; dans le second cas, précision et direction claire » (41). Pour reprendre le mot de Jean Granier, commentateur émérite de Nietzsche, « le décadent est un infirme de l’instinct » (88). Esclave de lui-même, il cherche alors à emprisonner toute la réalité dans les chaînes de sa volonté malade. C’est en ce sens qu’il est « nihiliste » – il nie une réalité à laquelle il est n’arrive pas à s’adapter. Comme le résume Camus, « le nihiliste n’est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas ce qui est » (42). Incapable d’intensifier sa puissance, il décharge son ressentiment sur le monde et sur la vie. Il dénigre ainsi la réalité par des interprétations religieuses ou scientifiques, il empoisonne l’élan vital par des préceptes moraux ascétiques, il amollie le sentiment par un art romantique, il croit dominer la nature par la formalisation scientifique, etc. Toute la culture de ce type d’individus n’est jamais que la légitimation de leur propre faiblesse. 

 

 

              La distinction Fort/Faible n’est donc nullement une constatation empirique, mais une déduction conceptuelle. En effet, ce que manifeste un type d’individu est son rapport à la volonté de puissance. Est-ce qu’elle est assumée et voulue comme telle ? Ou au contraire, est-elle étouffée, reniée ?  D’où le caractère non subjectif de l’évaluation d’un type : c’est la volonté de puissance affirmative du réel et d’elle-même qui est l'étalon de mesure. Fort/Faible ne sont pas pour Nietzsche des adjectifs relatifs mais, bel et bien, des critères absolus de classification (contrairement à Vrai/Faux qui restent relatifs à une interprétation du monde donnée). 


Le dressage et l’élevage


La généalogie ouvre directement sur la philosophie de l’Histoire. De Marx on se souvient du leitmotiv : « l’Histoire, de l’Antiquité à nos jours, n’a été que luttes de classes » (43). Pour Nietzsche, on pourrait dire que l’Histoire n’a été que luttes de types.  On comprend, en effet, que si des types d’hommes se forment, ils entrent en conflits les uns avec les autres. La généalogie permet l’histoire de ces conflits et montre comment le type faible a vaincu le type fort. Elle dévoile en effet comment les hommes les plus faibles et les plus nourris de ressentiment – mais aussi les plus rusées et les plus malins – ont pris le contrôle de la conscience des hommes forts en leur incorporant la décadence au travers un processus, deux fois millénaires, de « dressage » et d’« élevage » de plusieurs dizaines de générations. « Le dressage de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’homme déterminée ont été appelle « amélioration » : ces termes zoologiques expriment seuls des réalités » (44). 


 Les forts ont d’abord été « dressés » comme on dresse une bête sauvage. Comment faut-il s’y prendre ? « On l’affaiblit, dit Nietzsche, on la rend moins dangereuse, par les sentiments dépressif de la crainte, par la douleur, par les blessures, par la faim, on en fait la bête malade » (45). Des siècles de morale religieuse, chez ce type d’homme, a associé le jaillissement de l’élan vital à la culpabilité. « L’hostilité, la cruauté, le plaisir de persécuter, d’attaquer, de changer, de détruire – tout cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de la "mauvaise conscience" » (46). La création des idéaux moraux et religieux tels que l’abnégation, le sacrifice de soi, la pitié ou le dévouement ont été de formidable instruments de dressage en affaiblissant physio-psychologiquement le type fort. La religion et la morale ont fait de l’homme fort « la bête malade » que le type faible a pu facilement dominer. Si la religion chrétienne - dans sa forme originelle d’une part (sa morale ascétique), puis dans ses idéaux sécularisés d’autres part - a joué un rôle capital dans le dressage du type fort, Nietzsche attribue néanmoins aux Juifs d’avoir été les premiers à mettre un place un dispositif de dressage comprenant que « les morales et les religions sont le principal instrument qui permet de faire de l’homme ce qu’on veut » (47). Pour ce faire, ils ont inventé Dieu et le monothéisme, légitimant ainsi cette nouvelle Table des valeurs par laquelle ils ont pu manipuler la conscience des hommes forts. « La haine juive – la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, la haine créatrice d’idéaux, la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eu jamais son pareil sur la terre » (48). « Les Juifs ont réussi ce prodigieux renversement des valeurs qui a donné à la vie sur terre, pour quelques millénaires, un attrait nouveau et dangereux… à la suite duquel "pauvre" est devenu synonyme de "sacré" et d’ "ami") » (49). De la même façon l’homme fort est devenu le méchant, l’homme faible le « bon », et toutes ses manifestions de l’élan vital associé à la faute, au péché, à la culpabilité. La religion chrétienne n’a fait que perfectionner cet instrument de dressage cherchant ainsi à « "judaïser" le monde entier" (50).  

Une fois le type fort éradiqué, fut mis en place un élevage méthodique et systématique, véritable anthropoculture de millions d’individus décadents. Pour cela, il a fallu « rendre instinctif » (51) un certain mode de penser. Faire penser quelqu’un d’une certaine façon, c’est ordonner ses pulsions et cristalliser ses instincts afin qu’il « interprète » la réalité de la façon souhaitée. Parce qu’il est l’incorporation d’une façon de penser, l’élevage nécessite une action directe sur  les conditions de vie des corps. Sur ce point, Michel Foucault prolonge la pensée nietzschéenne et décrit les mécanismes de pouvoir qui sont à l’œuvre dans les processus d’incorporation des rapports de dominations socio-politiques : corps supplicié (en public), corps enfermé (en prison), corps normalisé (en société de contrôle), etc. Quelles postures et quelles attitudes du corps sont imposées aux croyants à l’Eglise, aux enfants à l’Ecole, aux travailleurs à l’Usine, aux psychanalysés sur le divan, aux couples qui copulent ? Mais laissons-là ces questions sociologiques du  pouvoir et des rapports de domination, pour continuer à dessiner la philosophie de l’Histoire de Nietzsche.

 

  --> SUITE ET FIN : Nietzsche, une autre philosophie de l’Histoire (3/3)

 

***

 

(21) FP de La Volonté de puissance, http://materiaphilosophica.blogspot.fr/2010/07/friedrich-nietzsche-l-est-ce-qui-doit.html

(21bis) Par-delà le bien et le mal, 23

(22) La volonté de puissance, tome I, livre II, ch. 3, 174

(23) Fragment posthume cité par J. Granier dans Nietzsche, puf, p. 88

(24) Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps »

(25) Nietzsche, Stock, p.109

(26) Par-delà le bien et le mal, 20

(27) Avec la notion de soi organique Nietzsche ne tombe pas dans le matérialisme pur car la notion de soi organique ne perd aucunement la spécifié du psychique sur le somatique. S’il nie la conception du corps-machine dirigé par la conscience, il permet de maintenir la dualité psychique/somatique mais il ne s’agit jamais que deux interprétations d’un même phénomène ou bien du point de vue de la conscience, ou bien de celui des aspects matériels qui la sous-tendent. Il y a tout un monde psychique avec les lois qui lui sont propres. Ne fois que les pulsions ont quitté l’organique pur, elles donnent vie à des phénomènes psychiques qui ont des lois spécifiques (sublimation, refoulement, …).

(28) Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps »

(29) Le loup des Steppes

(30) Siddartha

(31) Dans Ecce Homo, Nietzsche ne considère pas le bouddhisme comme une religion, avec une Eglise et un credo, mais une « hygiène ».

(33) Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De ceux des arrière-mondes »

(34)  http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=68

(35) Gai Savoir, 270

(36) Ecce Homo

(37) Nietzsche, Stock, p. 25

(38) Gai Savoir, 108  « Après la mort de Bouddha, écrit Nietzsche, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre! » 

(39) Ecce Homo 

(40) Généalogie de la morale, II, 11

(41) La volonté de puissance, tome I, livre II, ch.3, 205

 (42) L’homme révolté

(43) Manifeste du Parti communiste

(44) Crépuscule des idoles. L’emploi de termes « zoologiques » permet à Nietzsche de rappeler que le la prétendue amélioration morale des individus (qui cache l’inversion des dominations et la révolte des faibles) est passée par une orientation pulsionnelle et un contrôle des instincts nécessitant une discipline des corps. Il faut ici se souvenir de la psychologie des profondeurs : la conscience est un instrument au service du Soi organique.

 (46) idem. (40)  

(47) FP 1885 XI 34 [176].

(48) Gai Savoir, 785

(49) Par-delà le bien et le mal, 195

(50) Gai Savoir, 135

(51) Gai Savoir, 11

 
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29 mars 2013 5 29 /03 /mars /2013 16:13

 

 

   « L’homme est quelque chose qui doit être dépassé.» (1)

 

Telle est l’extraordinaire conclusion à laquelle aboutit Nietzsche au terme de sa philosophie : un auto-dépassement de l’humanité par elle-même pour enfanter un être surhumain. Cette prophétie fait de Nietzsche un véritable philosophe de l’Histoire qui, à l’instar d’un Marx, donne un sens à l’histoire de toute l’humanité en englobant tout le cours des événements humains dans une interprétation systématique. D’ailleurs des nombreuses philosophies de l’Histoire dont nous avons hérités depuis le XVIIIème siècle, seul le marxisme, à dire vrai, semble être la seule capable de mobiliser encore les foules malgré le bilan désastreux du communisme.

Comprendre cette autre philosophie de l’Histoire nécessite cependant de plonger au cœur de la pensée nietzschéenne. C’est pourquoi, nous verrons, tout d’abord, la conception ontologique sur laquelle elle repose, afin d’en déduire une interprétation de la vie et du vivant compris comme volonté de puissance. Puis nous exposerons la physio-psychologie de Nietzsche qui, bien avant la psychanalyse, abandonne la conception traditionnelle de l’esprit pour décrire le fonctionnement de la pensée en termes de pulsion, d’inconscient et de Soi organique. De là, nous pourrons entrer dans le domaine de l’Histoire en montrant comment Nietzsche retrace la généalogie des valeurs religieuses, morales et scientifiques qui fondent toute la culture occidentale. Nous verrons comment Nietzsche devine, en Occident, l’aboutissement funeste de l’Histoire et affirme son projet politique par lequel l’humanité se fixera son nouveau but : sortir de la décadence et viser le surhumain. Enfin, nous terminerons en lavant Nietzsche de tout soupçon d’un quelconque lien idéologique avec le nazisme ; car, encore aujourd’hui, d’aucuns continuent, par des contresens grossiers et des arguments fallacieux, à perpétuer l’image mensongère d’un Nietzsche apôtre de la violence, du racisme et de l'eugénisme.

 

 

       « La terre morale aussi est ronde ! La terre morale aussi a ses antipodes ! Les antipodes aussi ont droit à l’existence ! Il reste encore un autre monde à découvrir - et plus d’un ! Aux navires, philosophes ! » (1bis)

 

 

« Aux navires, philosophes ! »  Nous vous mettons, dès  à présent, en garde concernant ce voyage philosophique : nous ne naviguerons pas sur une mer d’huile ! La traversée sera toujours difficile, parfois dangereuse. Vouloir se libérer d’une maladie civilisationnelle nécessite du courage et de la probité intellectuelle. Serez-vous capable de reconnaître votre propre décadence avec lucidité ? Saurez-vous traquer, jusque dans leurs derniers retranchements, vos instincts dégénérés et votre volonté de puissance malade ? Pourrez-vous renoncer à des parties entières de vous-même gangrénées par le nihilisme (vos valeurs, vos « vérités », vos goûts en matière d’esthétique…)? Qui plus est, vous devrez être capable de faire tout cela, et de le faire seul car la solitude est le lot inévitable d’une telle reconstruction de soi.

« Celui qui sait respirer l’atmosphère qui remplit mon œuvre sait que c’est une atmosphère des hauteurs, que l’air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme – mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! » (2)

 

L’intuition dionysiaque du devenir

 

Que voyez-vous lorsque vous voyez le monde ? Telle est sans doute le point de départ de toute philosophie, la question ontologique première. Ouvrant les yeux sur le monde, Nietzsche y voit un gigantesque conflit de forces, « une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de refluer » (3). Derrière toute chose se cache des luttes. Dès lors, tout ce qui nous apparaît comme ayant une certaine unité (un corps matériel, un organisme vivant, une société, etc.) est interprété par Nietzsche comme étant un équilibre provisoire de forces hiérarchisées. En effet, la hiérarchisation est une caractéristique essentielle parce qu’il ne saurait y avoir de conflit sans victoire, sans domination et sans commandement. Ainsi, la course du monde est un « flux perpétuel » de changement d’équilibres et de renversements de domination. Le principe ontologique qui sous-tend la réalité - ainsi interprétée - Nietzsche le nomme « volonté de puissance ». « Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance – et nul autre ! » (4) C’est parce que chaque force essaie, à tout instant et en tout lieu, d’intensifier la puissance qu’elle est, que le monde est un gigantesque conflit de forces en tension les unes avec les autres.

Il faut bien comprendre que la volonté de puissance n’est pas une chose mais une explication. En effet, la réalité n’est composée que de forces et la volonté de puissance, pour reprendre le mot de Gilles Deleuze, est l’« élément différentiel » (5) qui se manifeste dans les rapports de force et les quantifie. L'originalité philosophique de Nietzsche est que toute volonté (nous le verrons lorsque nous traiterons de la dimension psychologique du vouloir) doit être pensée comme une relation. A l’instar d’une fraction qui n’a pas d’existence indépendante des éléments qu’elle met en rapport, la volonté de puissance n’a pas d’existence indépendante par rapport aux forces qu’elle anime. Elle explique seulement la recherche de puissance intrinsèque à chaque force et n’a pas d’existence en soi. « Ainsi, précise Gilles Deleuze, est-elle toujours présentée comme un élément mobile, aérien, pluraliste. » (5bis). La volonté de puissance est le concept-clé qui, comme tout concept-clé, est omniprésent et pourtant jamais clairement explicité car il est ce qui se comprend, à la fin, par une intuition qui éclairera tout le reste.

Ce savoir intuitif, nous pourrions le nommer : intuition dionysiaque du devenir. Par cette dernière, se dévoile l’aspect problématique, terrible et dangereux du réel qui refuse de se cacher derrières des idéaux chimériques et des constructions intellectuelles. Extrêmement puissante, elle  entraîne une série incalculable de conséquences aussi bien théoriques que pratiques. C’est toute notre conception du monde qui est bouleversée ! Nous verrons comment :

1)      au niveau théologique, elle annonce « la mort de Dieu » et retourne à Dionysos

2)      au point de vue ontologique, elle remplace l’Etre par le Devenir,

3)      au point de vue psychologique, elle remplace l’unité chimérique d’un Moi par la pluralité du Soi organique entendu comme processus.

4)      au point de vue éthique, elle exhorte à éprouver l’Amor Fati.

5)      au point de vue historique, elle appelle l’avènement du Surhumain.

 

 

La vie

 

Il est évident que l’idée d’une puissance qui se veut elle-même au travers une « volonté » est une vision du monde que Nietzsche hérite de la métaphysique de Schopenhauer où une « volonté de vivre » (Wille zum Leben), i.e. un vouloir aveugle se voulant lui-même à l’infini, explique l’intégralité du réel. Cependant si le concept nietzschéen de « volonté de puissance » (Wille zur Macht) fait écho à celui de son prédécesseur, il le dépasse car le principe schopenhauerien par lequel un être cherche à persévérer dans son être est la forme d’expression la plus minimale de l’intensification de puissance.

C’est dans la description de la vie et du vivant que la distinction entre ces deux formes de Wille se fait le plus radicalement sentir. Contre ceux qui, à l’instar de Schopenhauer, définissent le vivant comme ensemble des phénomènes qui résistent à la mort (définition négative du vivant par rapport à la matière inerte), Nietzsche insiste au contraire sur la pure positivité du phénomène vie. La vie, dit Nietzsche, est « instinct de croissance, de durée, d'accumulation de force, de puissance » (6). A l’image du lierre qui se propage sur le mur aussi loin qu’il le peut, il faut interpréter la vie non pas comme simple résistance mais comme expansion. La lutte pour la survie n’est qu’une modalité de la vie, voire même sa plus minimale expression. La vie veut intensifier sa puissance propre et non simplement se conserver.  

 

Plus encore, la recherche d’intensification du vivant est tellement opposée à la conservation de soi que la vie peut être un danger pour la vie elle-même. Ainsi si « vivre dangereusement » (7) est un risque pour l’autoconservation, cela peut-être une chance pour l’intensification de soi. C’est ce qui fait dire à Nietzsche qu’« il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même » (8) car « la vie aspire à une extension de puissance et par là même souvent met en cause et sacrifie la conservation de soi » (9). C’est ainsi que Nietzsche répond à Darwin : « — Pour ce qui en est de la fameuse « Lutte pour la Vie », (…) elle se présente, mais comme exception ; l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine, tout au contraire la richesse, l’opulence, l’absurde gaspillage même, — où il y a lutte, c’est pour la puissance... » (10).

 

http://www.montmartre-paris-france.com/images/Vangogh-oliviers2.jpgVincent Van Gogh, Les Oliviers


Le corps et la conscience


A l’affirmation précédente (« Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance – et nul autre ! »), Nietzsche ajoute, « et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance – et rien d’autre ! » (11). En effet, le corps humain doit, lui aussi, être interprété comme un équilibre provisoire de forces hiérarchisées. Au sein de nos organes et de notre chair, il y a de dominations invisibles. Des forces dominées sont à la disposition du fonctionnement organique global (par exemple les fonctions de respiration, de digestion, de circulation sanguine, etc.). Des forces dominantes influent sur nos pensées, sur nos désirs, sur nos volitions et sur nos actes. Nous sommes nous aussi volonté de puissance car nous sommes, à chaque instant, le résultat de ce système complexe et inconscient de forces en tension. « On ne se lasse pas, nous dit Nietzsche, de s’émerveiller à l’idée que le corps humain est devenu possible ; que cette collectivité inouïe d’êtres (…) tous dépendants et subordonnées, (…), puisse vivre et croître à la façon d’un tout, et subsister quelque temps - » (12). Et Nietzsche de conclure : « et, de toute évidence, cela n’est pas dû à la conscience. » (13). Il pose ainsi la question de savoir quel rôle faut-il accorder à la conscience sachant que le corps humain a la particularité d’être un corps vivant conscient de lui-même ?

 

La conception nietzschéenne de la conscience est tout à fait surprenante. Il affirme que « dans ce « miracle des miracles » [qu’est le corps humain] la conscience n’est qu’un « instrument », rien de plus, dans le même sens où l’estomac est un instrument du même miracle » (14). Pour Nietzsche, s’il est vrai que l’être humain est un corps vivant conscient de lui-même, la conscience n’a néanmoins pas un rôle hégémonique. Elle est instrument parmi d’autres, à l’instar de l’estomac, « un moyen de plus au service du déploiement et de l’accroissement de la vie » (15). Simple instrument, la conscience a pour fonction de perfectionner l’interaction du corps avec son extériorité. C’est par la conscience que le corps humain s’oriente dans l’espace (se déplacer, chercher à manger, communiquer avec autrui, etc.) et se positionne dans le temps (se remémorer le passé, prévoir l’avenir, etc.). La conscience est « la dernière et la plus tardive évolution de l’organisme » (16), la dernière façon par laquelle le corps a intensifié sa puissance en perfectionnant son rapport à l’espace-temps.

 

La conséquence immédiate de cette conception de la conscience (comme simple instrument vital) est qu’il ne saurait y avoir de pensée, aussi abstraite et désintéressée qu’elle semble paraître, qui ne soit pas au service de la vie organique. Tel est, dès lors, le point de départ d’une nouvelle théorie de la connaissance. Si la pensée est corrélative de la vie organique, alors la connaissance repose sur une volonté de savoir qui est une autre forme de la volonté de puissance. « [V]ivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins, au mieux, l’exploiter (…) » (17).Par la conscience, le corps humain a une supériorité sur le reste du règne vivant : dominer et exploiter l’extériorité par la connaissance qu’il peut en avoir. Quoi de plus brutalisant, en effet, que la propension fondamentale de l’esprit scientifique, cette recherche frénétique d’une vérité objective de l’être, de la nature et de la l’homme ? De là, Nietzsche dresse le portrait de l’homme de connaissance (qu’il soit scientifique, philosophe ou théologien) : un certain type d’homme, incapable d’une manifestation brutale et tyrannique de ses pulsions dominatrices, les a  sublimé en une volonté de savoir, savant mélange de ruse, de cruauté et d’intelligence.  


Les pulsions


Si la conscience n’est qu’un instrument vital assujetti à la vie du corps, elle n’est donc qu’un épiphénomène superficiel de la vie organique. Nietzsche use souvent de la métaphore spatiale : la conscience n’est jamais qu’une « surface » et nous ignorons les processus sous-jacents qui ont lieu dans les « profondeurs » du corps. Aussi, il faut revoir toute notre conception de nous-mêmes, à commencer par l’affirmation en apparence la plus anecdotique : « je pense ». Parce que nous avons conscience de nos pensées, nous en tirons la conclusion précipitée que nous en sommes les auteurs. Mais plutôt que d’affirmer fièrement que « c’est moi qui pense » je ferais mieux de dire, en toute modestie, que « ça pense en moi » puisque les phénomènes organiques qui sous-tendent la vie psychique de ma conscience me sont inconnus (18). De la même manière que je devrais me contenter d’un « ça désire », « ça veut » encore « ça me pousse à faire quelque chose ». Par l’intermédiaire de la conscience, la domination organique de certaines forces se manifeste sous forme d’une « pulsion » (Trieb).  Le mot allemand Trieb se traduit, à la lettre, par « poussée », et exprime l’idée qu’il ne faut plus dire « je veux » mais « quelque chose me pousse en moi à vouloir », ou encore plus simplement, « ça veut ». Notons ici que Freud donnera, avec sa seconde topique, une postérité au vocabulaire nietzschéen faisant du « Ça » (Es) l’instance psychique inconsciente à l’origine de la pulsion qu’il qualifiera de « concept limite entre le psychique et le somatique », autrement dit « le représentant psychique des excitations issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme » (19). Toutefois, il faut préciser la limite de ce parallèle Nietzsche-Freud car celle-ci dessine en creux deux conceptions opposées du vivant.


              Au fond, Freud retrouve l’interprétation schopenhauerienne de la vie : le vivant est cet être organique sans cesse dérangé par les évènements extérieurs, et qui cherche idéalement à retrouver la paix de la matière. En effet, dans la théorie freudienne, la pulsion amène à la conscience le sentiment d’un manque organique, et le but de la pulsion est de se débarrasser de cette  tension somatique qui dérange l’équilibre organique. Le plaisir est alors le sentiment d’un retour à l’équilibre (nommé « homéostasie »). Bien au contraire, chez Nietzsche, la pulsion est l’expression d’une victoire de forces au sein du corps, et lorsqu’elle atteint son but et conduit effectivement à la décharge de ces forces, le plaisir ressenti traduit alors le sentiment d’un auto-dépassement de soi. C’est pourquoi, nous pouvons affirmer que Nietzsche n’aurait pas souscrit à l’interprétation freudienne de la pulsion, et aurait très certainement rangé Freud du côté de ces hommes de connaissances chez qui la volonté de savoir traduit une faiblesse des instincts. « La quantité de « stable » auquel [un penseur] ne veut pas qu’on touche parce qu’il y prend appui, écrit Nietzsche,  offre une échelle de mesure de sa force » (20). Nietzsche perçoit toujours, dans la valorisation d’un idéal de stabilité - qu’il se nomme « ataraxie » chez les stoïciens (la disparition des passions), « béatitude » chez les chrétiens (le bonheur post-mortem éternel), « objectivité » chez les scientifiques (la certitude d’une connaissance absolue et définitive), ou « homéostasie » chez Freud (l’équilibre des tensions organiques) - , la faiblesse de ceux qui ne sont pas assez fort pour l’auto-dépassement du vivant et la manifestation spontanée de la volonté de puissance dans le devenir perpétuel du monde.  C’est pourquoi Stephan Zweig a raison d’affirmer que le terme « philosophe » est, à la lettre, inapproprié pour celui qui, toute sa vie, fut à la recherche d’une ivresse de vivre à l’opposé de l’image traditionnelle de l’ami de la sagesse (philo-sophos). « Rien n’était plus étranger à Nietzsche, écrit Zweig, que de parvenir au but accoutumé des philosophes, à un équilibre du sentiment, à un repos et à une tranquillitas, à une sagesse « brune » repue de satisfaction, au point rigide d’une conviction persistant une fois pour toute » (20bis). Ce commentaire de Zweig ouvre les yeux sur un préjugé solidement ancré : nous sommes encore tributaires de la définition du philosophe donnée par les Grecs. Nietzsche nous montre une nouvelle voie : faire de la philosophie aujourd’hui c’est ne plus chercher à être « philosophe » ! Oublier cette sagesse qui est la fuite dans des arrière-mondes, la dévotion à des idéaux chimériques pour lui préférer le grand « oui » à la vie, au devenir, et au réel.

 

  --> SUITE : Nietzsche, une autre philosophie de l’Histoire (2/3)

 

***

 

 

(1) Fragments Posthumes, 1884, X, 25, 454

(1bis) Gai savoir, 289

(2) Ecce Homo, preface, 3

(3) FP, XI, 38 [12]

(4) ibid. 

(5)« Le rapport de la force avec la force s’appelle « volonté » (…) la volonté de puissance est l’élément différentiel dont dérivent les forces en présences et leurs qualités respectives [actives ou réactives] dans un complexe. » op cit., p. 24.

(5bis) ibid.  

 

(6) Antéchrist, 6 

(7) Gai savoir 283

(8) Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Du dépassement de soi »

(9) Gai savoir, 349

(10) Crépuscule des idoles, Flâneries Inactuelles, 14

(11) FP, XI, 38 [12] 

(12) (FP XI, 37, [4]) VP 226

(13) ibid. 

(14) FP, Automne 1884 – Automne 1885, 37 [4]

(15) ibid.

(16) Gai Savoir, 11

(17) Par-delà le bien et le mal, 259

(18) Par-delà le bien et le mal, 17

 

(19) Pulsions et destin des pulsions,

(20) Gai Savoir ,345

(20bis) Nietzsche, Stock, p. 72

 

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10 janvier 2013 4 10 /01 /janvier /2013 16:51

 

On dit souvent de Mozart qu'il aurait volontiers donné toute son oeuvre pour avoir composé la mélodie de la préface grégorienne de la messe des morts. Toutefois, peu connaissent le paradoxe de la musique grégorienne. Cette dernière, qui se refuse à toute recherche esthétique, est pourtant, pour tout mélomane averti, d’une beauté absolument inégalée.

 

 Par la langue dans laquelle elle s’exprime, la mélodie grégorienne appartient à la musique, mais, par sa finalité, elle est théologique. Elle est toujours une prière liturgique, c’est-à-dire un message signifiant par lequel le croyant instaure une relation avec Dieu. Le chanteur grégorien ne s’adresse donc jamais à un public mais au seul Auditeur divin. Ainsi, à proprement parlé, il n’y a pas de concert grégorien. Pour le chanteur grégorien, qui ne recherche jamais la perfection artistique, les valeurs chrétiennes d’espérance et d’humilité sont plus importantes que la technique vocale.

Mais alors, si elle n’est pas une mélodie interprétée pour flatter l’oreille humaine, il faut aller jusqu’à dire que l’art grégorien n’est pas un art au sens d’une activité visant la beauté de ses productions, mais uniquement au sens étymologique de "technique". C’est pourquoi, il est radicalement différent de toute musique sacrée qui repose encore sur un travail de composition et de recherche stylistique. Quelque soit le génie de son compositeur, celle-ci conserve quelque chose de profane dans le fait de vouloir plaire à nos aux jugements de goût. A l’inverse des grandioses Requiem de Mozart ou Missa Solemnis de Beethoven, le chant grégorien est un chant sans fioriture, indépendant de toutes les modes et de tous les courants musicaux.

Néanmoins, s’il est incontestable que la mélodie grégorienne demeure essentiellement tournée vers Dieu et non vers les hommes et leurs jugements, sa beauté touche bel et bien notre sensibilité humaine. Et fait plus remarquable encore, elle nous touche par-delà nos croyances personnelles. Tout se passe comme si la mélodie grégorienne sortait de la sphère étroite de la liturgie et de ses fidèles pour s’ouvrir à un public composés aussi bien d’athées, d’agnostiques, que de croyants à d’autres orthodoxies. Par conséquent, je crois qu’il en va de l’art grégorien comme des autres réalisations de l’art religieux dont la beauté transcende les aspects théologiques ou apologétiques. Personne ne saurait rester indifférent à la beauté d’une cathédrale. De même, il suffit d’aller écouter les chants des moines bénédictins de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, à peine à deux heures de route de la capitale, pour être captivé par l’immense beauté de cette "cathédrale sonore". Seulement, dans cette atmosphère fascinante où l’on écoute des hommes en plein commerce avec Dieu, on comprend que ces mélodies ne sauraient s’offrir à nous dans toute leur plénitude que dans le lieu où elles prennent leur dimension spirituelle. Parce qu’il élève à Dieu celui qui le chante, seul un moine convaincu de la capacité d’ascension du chant grégorien sait interpréter correctement ces compostions millénaires nées d’une foi intensément vécue.

Mais il reste encore à comprendre la raison de la beauté de cette musique exclusivement vocale et monodique, sans intonation ni harmonie, faite uniquement de silence et de pures lignes mélodiques, et qui évite toute altération tonale, toute rupture métrique, toute variation rythmique. On dit de l’art grégorien qu’il a la pureté du diamant. Ayant pour finalité de conduire le chanteur à sa propre intériorité et d’y retrouver la spiritualité qui l’habite, le chant grégorien allie en effet simplicité, sobriété et équilibre. A l’instar du dessin qui tire son élégance de la simplicité et la fermeté de son trait, cette musique tire son charme de sa simplicité musicale parfaite.

 

 Faisons un pas de plus et évoquons la nature originelle de cette simplicité. Si la civilisation gréco-romaine nous a légué des chefs-d’oeuvre dans de très nombreux domaines artistiques, force est d’admettre que sa musique est restée à l’état primitif. Or, c’est justement la pureté et la richesse de l’art grégorien qui est la source de toute la pensée musicale de l’Occident. Voilà pourquoi, devant ces oeuvres originelles d’une plénitude inégalée, la sensibilité du mélomane est frappée par tant de beauté. Il y retrouve, en substance, tout le charme des compositions ultérieures, du baroque à la modernité en passant par le romantisme. Elles sont le feu qui continue à brûler dans les lumières des œuvres des grands maîtres occidentaux qui ne cessent d’éblouir les hommes à travers les siècles.

 

 

         Julien

 

Sarthe, reflet de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes 

P1010092-copie-1.JPG

 

 

 

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7 septembre 2012 5 07 /09 /septembre /2012 16:38

  

Ce nouvel article se positionne dans la lignée du précédent (Une lecture de Kant : modernité, science et foi chrétienne) : parler du fait religieux, non pas en se référant à des dogmes, mais en usant de la seule faculté de jugement. Il s’agit d’essayer de dire quelque chose sur cet indicible qu’est la Transcendance du divin et le mystère de la foi par la voie de l’intelligence.  

Toutefois, cette expression « par la voie de l’intelligence » doit d’abord être précisée. Pour commencer, elle invite à distinguer radicalement la religion de la superstition religieuse. L’homme superstitieux croit tout et n’importe quoi. Son imagination incontrôlée l’emporte à l’encontre même de son intelligence. Le fanatisme et les atrocités commises au nom de Dieu ont toujours pour origine un sentiment superstitieux, usurpant leurs légitimités à une prétendue foi religieuse. De tels actes s’enracinent toujours dans l’ignorance et la bêtise. La superstition religieuse est une insulte à l’intelligence autant qu’à la véritable religion. Néanmoins, cela ne veut pas dire que nous souhaitions penser la religion rationnellement car la rationalité appartient à un certain type de discours : le discours scientifique. « Par la voie de l’intelligence » signifie donc en opposition avec l’irrationnel (la religion n’est pas la superstition), sans toutefois se confondre avec le discours rationnel (la religion n’est pas la science).

Toute la difficulté d’un discours sur le religieux par la voie de l’intelligence, qui ne se confondrait pas avec un discours scientifique, repose sur cette difficulté de penser le fait que l’intelligence humaine ne s’exprime pas uniquement sur le mode rationnel. Réciproquement, en tentant de dire quelque chose d’intelligent sur le fait religieux, le contenu éclairera la forme même de cette pensée. L’intelligence de Dieu révèle autant Dieu que l’intelligence elle-même. Le croyant connaît bien cette forme de pensée dans laquelle il doit maintenir sa foi entre superstition d’un côté, et réduction scientifique de l’autre. Le croyant est tel un randonneur qui, marchant sur la crête d’une montagne, avancerait prudemment dans l’obscurité pour ne jamais tomber ni d’un côté ni de l’autre du précipice.

 


Le dogmatisme rationaliste


Nous l’avons dit, le point départ de cette réflexion est de cesser d’associer spontanément l’intelligence et la rationalité, car l’intelligence humaine ne s’exprime pas uniquement sur le mode rationnel. Une telle association est le fruit d’une idéologie que l’on peut nommer, « rationalisme dogmatique » selon laquelle 1) la raison est la seule source d’une connaissance vraie du monde, 2) la science est le paradigme de tout discours rationnel et de toute connaissance du monde. C’est pourquoi, au bout du compte, rationalisme dogmatique rationaliste et scientisme se confondent. Au quotidien, cela signifie qu’être intelligent et raisonner ne serait qu’une seule et même chose, que nous serions tous des scientifiques en puissance dès lors que nous userions de notre intelligence (1).

Illustrons cette idéologie par l’une de ses expressions les plus significatives. Ernest Kahane, figure importante de la vie intellectuelle française dans les années 60 et rationaliste dogmatique convaincu, affirme que « la seule voie de la connaissance est le travail de la raison sur les faits de la nature et de la société » (2). En d’autres termes, tout savoir notre étude, aussi bien de la nature que de l’homme, n’atteint véritablement le statut de « connaissance » que s’il repose sur notre faculté rationnelle. De telles connaissances, de la nature et de l’homme, systématisées et formulée en discours, forment les sciences naturelles et les sciences humaines : « la connaissance (…) ne prend un caractère véritablement rationnel qu’au prix d’une élaboration par laquelle elle entre dans le système logique, intelligible et coordonné qui constitue la science ». Mais, le dogmatisme rationaliste ne se révèle comme tel que lorsque E. Kahane précise que « les rationalistes ne restreignent pas l’usage [de cette condition de connaissance vraie] aux seules études scientifiques, et considèrent cette méthode comme universellement valable, et comme seule valable. » Au plus présent de notre quotidienneté, au plus intime de notre vie cognitive, le rationalisme dogmatique injecte l’idée suivant laquelle chercher la vérité ne peut se faire que via la pensée rationnelle. Quelque soit l’objet de la pensée humaine, seul l’usage de notre raison nous ouvre un accès à la vérité du monde, ou tout au moins, à un discours intelligent sur celui-ci. Comment dès lors ne pas réduire l’intelligence humaine à la rationalité et ne pas considérer avec mépris toutes les autres formes de discours qui prétendrait dire une vérité sur le monde en les qualifiant, du terme devenu péjoratif, d’« irrationalité » ? Le texte de notre auteur est clair et sans compromis : « le rationalisme comporte explicitement l’hostilité à toute métaphysique, le refus de tout inconnaissable a priori, et l’exclusion de tout autre mode allégué de connaissance, tel que la révélation, l’intuition réduite à elle seule, etc. » Le rationalisme dogmatique oppose deux blocs de façon extraordinairement simpliste.  D’un côté, l’intelligence, la rationalité, la science et le vrai ; et de l’autre, l’ignorance et la superstition. Ce côté, qu’il faut combattre à tout prix, contiendrait la réflexion humaine par-delà la science (« toute métaphysique »), le savoir  indépendant de la preuve expérimentale (« tout inconnaissable a priori »), les vérités de foi (« la révélation ») ou encore, le savoir immédiat et non démontrable (« l’intuition réduite à elle seule »). Nul différence donc entre la foi véritable et la superstition populaire, nulle différence non plus entre le mysticisme chrétien et le charlatanisme, nulle différence enfin entre les écoles philosophiques de l’Antiquité et les sectes contemporaines. Pour le rationaliste dogmatique, il ne s’agit jamais que d’un prétendu savoir irrationnel digne de curiosité que notre époque regarde comme l’adulte condescendant qui croit « tout savoir » regarde de haut l’enfant qui le questionne naïvement. Les Anciens seraient les enfants de l’humanité, non dotés encore de la pleine faculté rationnelle et expliquant le monde comme par des contes et des légendes au mieux « amusantes », si ce n’est dangereuses. Quelle extraordinaire amputation de tout un pan de la pensée humaine déployée à travers plus de deux millénaires ! Le rationaliste dogmatique réduit tout et confond tout. Il empêche aussi bien de  penser le fait religieux, comme de lire les Anciens, et même de comprendre ce qu’est véritablement la science.

 

Le retour à la lecture des Anciens

 

La raison

 

C’est d’abord tant qu’être vivant que l’homme pense. Par conséquent, les Anciens comprenaient la pensée humaine à partir du phénomène vivant. Selon eux, la vie est le résultat d’un « souffle » nommé psychè qui anime les corps matériels (3). Dans un texte célèbre, Aristote divise la psychè en trois catégories : végétative, sensori-motrice, cognitive (3bis). Les plantes ne possèdent que la première catégorie de psychè. C’est avec la psychè sensori-motrice que commence la vie consciente des animaux qui se représentent le monde dans lequel ils se déplacent, se nourrissent et ressentent la douleur et le plaisir. Quant à l’homme, il possède une vie végétative inconsciente (respiration, croissance, circulation, digestion, etc.), une vie sensori-motrice animale (sensation, émotion, déplacement, etc.) (4) et enfin, une vie cognitive où la représentation du monde devient connaissance de celui-ci.

 

http://antikforever.com/Dico/auteurs/images/aristote02.jpgAristote

 

Il est vrai que la psychè sensori-motrice offre déjà un premier type de savoir.  Je sens cette fleur, je touche cette peau, je vois cette couleur, je ressens cette émotion, etc. Singulière et subjective, cette « connaissance » sensible procède immédiatement d’apparences particulières des choses et ne met pas en jeu notre faculté raisonnante. A l’inverse, la dimension cognitive de la psychè humaine offre une connaissance objective des choses en général par le biais du concept. Je définis ce qu’est une fleur, une peau, une couleur, une émotion, etc. La faculté de l’esprit qui entre alors en jeu, les Grecs la nommaient logos, ce que les Latins traduisent par ratio (raison). La raison abstrait des informations du flux ininterrompu des données sensibles, les classe en établissant des mesures et cherche à les ordonner au sein d’un système. La raison est, à la lettre, la faculté humaine qui établit des rapports (des « ratios ») entre les données de sens. Ces relations entre les choses forment une connaissance générale et objective. Au final, la « connaissance » sensible n’est pas, à proprement parlée, irrationnelle mais plutôt infra-rationnelle. C’est l’imagination qui prolonge la connaissance sensible pour créer la connaissance irrationnelle (6). La connaissance rationnelle repose sur des déductions successives à partir de prémices (les raisonnements). Par exemple, à partir de l’axiome suivant lequel, par un point il ne passe qu’une seule droite parallèle à une autre droite, l’esprit humain construit une connaissance rationnelle de l’espace nommée « géométrie euclidienne » par une série de démonstrations et de théorème intermédiaires. 

 

L’intellect

 

Mais pour les Anciens, la rationalité n’est pas la seule faculté de la dimension cognitive de la psychè humaine. A la connaissance médiate et discursive qui découle de la raison, les Anciens opposaient une connaissance intuitive. Qui, en effet, n’a jamais eu l’intuition d’une vérité ? L’homme est capable de penser la vérité des choses « en un éclair » sans passer par les étapes d’un raisonnement. D’ailleurs, c’est bien souvent l’intuition d’une vérité qui oriente notre raisonnement dans le but de démontrer rationnellement que notre intuition première était vraie. Or, cette connaissance intuitive n’est pas une connaissance sensible car il ne s’agit pas d’une connaissance par l’intermédiaire de nos sens. Elle n’est pas non plus rationnelle car elle n’est pas le fruit de déductions. La lecture d’Aristote nous apprend que les Anciens expliquaient cette connaissance par une faculté spécifique qu’ils nommaient noûs et que l’on peut traduire par intellect.

 

Raison et intellect sont donc les deux facettes de notre intelligence. Qui plus est, de la même façon que le raisonnement est l’acte spécifique par lequel notre raison nous fait connaître le monde, l’intellection (que les Grecs appelaient noèsis) est l’acte spécifique de notre intellect. Dans son épistémologie, Aristote fait une place importante à cette « connaissance intellective » (épistèmè noètikè) (5) et la distingue nettement de la connaissance scientifique qu’il fait reposer sur des chaînes des déductions rationnelles (les « syllogismes », littéralement avec-raison). Toutes deux ont pour finalité d’atteindre la même vérité, l’une par déduction, l’autre par intuition. Tandis que les syllogismes peuvent nous conduire dans l’erreur si nous raisonnons mal, l’intellection, quant à elle, ne saurait nous tromper. Lorsque l’esprit « intellecte » une chose, il en saisit immédiatement l’essence, i.e. ce que cette chose est elle-même véritablement. Par l’intellection, se forme, dit Aristote,  un « premier universel dans l’esprit [car] il est vrai que l’on perçoit l’individuel, mais la perception porte sur l’universel, par exemple sur l’homme et non sur l’homme Callias »  (7). Nous ne percevons pas la singularité d’un étant unique (par ex. un homme dénommé Callias) mais l’individualité d’une essence (ici l’homme en général). Lorsque j’affirme, en face de Callias, qu’il est zôon logon échon (littéralement, « animal possédant la parole » (8) ou corrélativement « animal rationnel » (9)), je ne dis pas tant quelque chose au sujet de Callias que de son humanité, car j’ai perçu quelque chose de l’essence de tout être humain à travers Callias.

 

 

 « L’œil de l’esprit » 

 

Si l’intellect n’est pas rationnel, il ne s’oppose cependant pas à la raison. Il n’y a jamais qu’une seule vérité qu’elle soit acquise par le raisonnement ou par l’intellection. Raison et intellect ne sauraient être en désaccord quand ils atteignent la vérité. C’est pourquoi, il n’est pas incohérent d’user de notre raison pour tenter d’en « dire » quelque chose de l’intellection sans la dénaturer. En effet, il est possible de le penser sur le mode de l’analogie. Aristote remarque que la connaissance intellective possède une similitude avec la connaissance sensible : l’immédiateté.  Par exemple, dans le cas de la vision, percevoir l’essence d’une chose, tout comme percevoir la blancheur d’un objet placé sous notre regard, ne nécessite nullement de médiations déductives car on est dans l’immédiateté d’une « connexion » de l’esprit avec la chose (sensible ou intelligible). De cette similitude, Aristote propose de construire une analogie entre l’intellection d’une essence et la vision d’un objet.

 

La vision est une image mentale résultant de la connexion des yeux et d’un objet extérieur. Aristote, dans son vocabulaire, affirme que « l’objet actualise l’œil », c’est-à-dire qu’il y active la vision contenue en puissance. Le phénomène de la vision met donc en jeu trois éléments : l’œil, l’image mentale et l’objet extérieur. Par analogie, le phénomène de l’intellection met en jeu trois éléments : l’intellect, la connaissance intellective et l’essence. Il s’ensuit par analogie l’essence actualise l’intellect, c’est-à-dire qu’il y active l’intellection contenue en puissance. La saisie intuitive et immédiate d’une essence est une actualisation de la faculté intellective de notre esprit. De façon plus imagée, l’intellect est tel un « œil » de l’esprit qui voit les choses sous l’angle de leur essentialité. Tandis que l’œil plonge dans le monde sensible – monde de l’espace et du temps – pour nous faire voir les choses dans leur apparence matérielle, l’intellect s’arrache au flux spatio-temporel pour nous faire « voir » les essences qui composent le monde intelligible (10).  

 

L’intellect agent séparé 

 

Aristote, poursuivant l’analyse de la vision précise que l’objet, pour être vu, a besoin de lumière. Notre œil en effet ne saurait voir qu’un objet 1) ou bien être éclairé 2) ou bien lumineux par lui-même. Dans le vide absolu ou dans l’obscurité totale, nos yeux ne verraient rien. Par analogie, l’acte mental de l’intellect doit donc mettre en jeu un élément analogue à la lumière pour les essences. Par métaphore, nous pouvons dire qu’il doit exister, dans le monde intelligible, une « lumière » qui éclaire les essences afin que nous puissions les « voir ». Or, c’est bien ce « soleil » du monde intelligible qui nous permet d’appréhender méta-rationnellement ce que pourrait être Dieu.  Dans le jargon aristotélicien, la lumière est la « vision pure en acte » (13) car elle est ce par quoi tout objet peut en puissance être vu si elle l’éclaire. Elle est « l’agent » de toute vision car elle permet l’actualisation par l’objet extérieur de la vision contenue en puissance dans notre œil. Par analogie avec la lumière  comprise comme agent séparé permettant la vision, l’essence n’actualise l’intellect que s’il existe un intellect agent séparé qui rend l’essence intelligible. Il est un intellect pur en acte qui confère à l’essence son caractère intelligible. En ce sens, Aristote affirme de cette cause faisant passer à l'acte les intelligibles en puissance qu’elle est le « premier intelligible ». Mais cette antériorité n’est pas chronologique mais ontologique : parce que sans cet intellect agent, nous ne pourrions connaître aucune essence. Il est l’essence ontologiquement première, celle par laquelle les autres essences sont intelligibles. Les Anciens nous permettent ainsi d’appréhender Dieu comme « l’intellect agent séparé », comme métaphoriquement la source de lumière du monde intelligible. L’intellect agent séparé (le Noûs avec un grand N chez Aristote) est la première intelligence qui 1) se pense elle-même, 2) par cette pensée première permet le reste des connaissances intelligibles des essences par notre intellect (noûs).

 

 

Les conséquences pour la pensée de Dieu

 

L’intelligibilis lux

 
 

Suivant l’affirmation d’Aristote selon laquelle "sans l'intellect agent, rien ne pense" (14) les Anciens affirmaient que cette première intellection de Dieu par Dieu (Noèsis) est la cause de toutes nos intellections (noèsis). Commentant longuement cette phrase sibylline, Denys l’Aéropagite, vulgarisateur chrétien de la doctrine d’Aristote vers l'an 500, évoque ce « don de lumière immatériel » (15) qui est « la plénitude de contemplation selon l’esprit » (16) et par lequel l’homme peut réussir à avoir une intuition des essences car « elle purifie, illumine et parfait » (17) et permet à l’intelligence d’accéder à la vérité. Augustin hérite aussi de cette conception du divin qu’il reformule en termes de « lumière intelligible » (intelligibilis lux). Dieu est l’intelligibilis lux qui « éclaire » les vérités intelligibles pour les rendre visibles aux yeux de l’esprit. Celui qui use de son intelligence ce peut accéder à la vérité des choses de ce monde grâce à la « lumière » de Dieu : « ô Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui et par qui sont rendues intelligibles toutes les choses qui brillent à notre esprit » (27).

 

Avec ce que nous avons expliqué précédemment, nous pouvons comprendre en quel sens l’intellect agent est paradoxalement l’essence première sans être lui-même une essence intelligible. L’analogie peut, encore une fois, nous aider à lever cette contradiction apparente. Si nous demandons si une intellection de l’intellect agent est possible, cela revient à demander s’il serait possible de voir la lumière elle-même. Or, nous savons qu’on ne voit jamais la lumière en elle-même mais uniquement des objets lumineux. Même lorsque nous affirmons voir un « rayon de lumière », il s’agit en réalité de la vision des particules flottant dans l’air éclairées par diffusion de l’énergie lumineuse.  Mais si notre œil ne saurait voir qu’un objet matériel et concret, notre intelligence peut conceptualiser une lumière immatérielle et abstraite. Les Latins avaient, dès le moyen-âge, conceptualisé cette lumière pure et invisible et la nommaient lux (en la distinguant clairement de lumen qui signifiait « lumière » par abus de langage, la lumière que l’on « voit ») (26). Par analogie, tout comme nous « voyons » indirectement la lumière par l’intermédiaire des objets du monde sensible qu’elle rend visibles, l’œil de l’esprit peut « voir » indirectement l’intellect agent par la médiation des essences singulières qu’il intuitionne. Enfin, nous pouvons faire une autre conclusion analogique du fait que la lumière (lux) n’est pas visible, mais est une sorte d’énergie qui « s’éclaire » elle-même et que de cet éclairement premier procède toute lumière visible (lumen).

 

« Dieu est lumière »

 

Parce que la Transcendance divine, nous l’avons dit, n’est pas de l’ordre du dicible, elle a été symbolisée, dans le langage biblique par des métaphores lumineuses. Ainsi la Création du monde par Dieu, devient accessible au profane par l’image de la lumière qui éclaire l’obscurité. « Que la lumière soit ! Et la lumière fut (…) et Dieu sépara la lumière des ténèbres » (28). Là où il n’y avait absolument rien, pur néant, Dieu crée l’Etre. Il est la cause ontologique de tout ce qui est comme la lumière est la cause de toute vision des objets encore invisibles dans l’obscurité. Il guide l’intelligence humaine vers la vérité du monde qu’il a créé et permet la saisie des essences qui sont nécessairement ce qu’elles sont par Lui. Là encore, nous retrouvons l’image de la lumière qui éclaire l’homme sur le chemin de la vérité : la parole divine est, pour le croyant, « une lampe pour mes pas, une lumière sur ma route » (29) car Dieu est lui-même « lumière éternelle » (30).

 

Mais plus encore que les Ecritures saintes, c’est bien toute la culture chrétienne qui, au travers deux milles ans d’art religieux, a fait vivre cette analogie entre Dieu et la lumière. L’art peut représenter humainement l’intelligibilis lux plus justement que le discours n’essaye de le dire par ses métaphores. L’analogie a toujours quelque chose de trompeur car l’idée, transmise par les mots, risque d’être prise au pied de lettre et d’ouvrir la voie à la croyance superstitieuse. La capacité de penser Dieu par analogie avec la lumière pure, abstraite, immatérielle n’est pas accessible au plus grand nombre. Dès lors, n’usant pas de leur intelligence pour s’élever au méta-rationnel, mais de leur imagination pour retomber dans l’irrationnel, nombreux sont ceux qui s’égarent sur les routes métaphorique du discours. C’est pourquoi l’art peut guider les hommes vers la transcendance du divin moins dangereusement peut-être que le discours. Par le biais des sensations esthétiques, l’artiste chrétien essaye de faire éprouver un sentiment du divin. Certes, un tel sentiment du divin ne sera jamais une intellection de son essence car il ne met pas en jeu l’intellect pur. Toutefois, par la force du symbole, l’œuvre d’art élève l’homme à une représentation de Dieu entendu comme Intellect agent. Prenons deux exemples ; pictural d’abord, architectural ensuite.

 

http://remue.net/IMG/jpg/la_Mort_de_la_Vierge.jpgLa mort de la Vierge  (Caravage) 

 

Dans le tableau La mort de la Vierge, la force de suggestion du symbole de la lumière élève le spectateur à une représentation chrétienne de Dieu. La lumière qui vient se poser sur le corps de la Vierge est comme un « coup de projecteur ». Caravage n’a volontairement pas respecté les caractéristiques de la lumière naturelle (lumen) en ne représentant pas une lumière diffuse et latérale. Le fantastique clair-obscur peint par Caravage et la raideur du faisceau de lumière invite à y voir la lux spirituelle. La composition du tableau est telle que le Caravage guide naturellement le regard à s’élever jusqu’au coin du tableau en haut à gauche. Dieu, ou la présence d’une absence, est la source de la lux par laquelle la Vierge, peinte avec la pâleur des morts, reçoit l’onction divine, son âme étant comme en lévitation dans ce faisceau lumineux surnaturel.

 

La vision béatifique  

 

Si le christianisme a su propager la métaphore grecque « Dieu est lumière », il l’a aussi prolongé et dépasser en allant jusqu’à penser ce qu’un Grec n’aurait jamais osé penser. En effet, nous l’avons dit, un Ancien ne saurait concevoir une intellection directe de Dieu par un intellect fini. Or, cela a été rendu possible par l’idée radicalement nouvelle de Résurrection. Il est dorénavant possible pour l’intellect humain de « voir » Dieu directement au travers de ce que le langage chrétien nomme la « vision béatifique ». Ce que les Anciens pensaient impossible devient réalisable dans la vie post mortem du chrétien où les yeux de l’intelligence - devenu pur intellect désincarné de toute chair – contemplent en face à face la vérité du Verbe. Dans la Jérusalem céleste, envahie de toute part par la lumière (lux), l’intelligence ne verra plus seulement par Dieu mais en Dieu : « autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur » (31). Benoît XVI, qui en tant que pape continue d’affirmer les principes fondamentaux de la foi catholique, définit cette saisie immédiate de l’essence de Dieu par « une vision intuitive et même face à face, sans médiation d'aucune créature » (32). Même l'humanité du Christ n'est, dans ce cas, plus entre Dieu et les hommes. Et c’est justement parce que cette rencontre personnelle avec Dieu est source de joie éternelle, que cette vision nous apporte, à la lettre, la béatitude. Ce bonheur éternel, plongé dans la lumière divine est « l'objet même de l'espérance chrétienne » (33). 

 

 

http://www.patrimoine-histoire.fr/images/Patrimoine/SaintDenis/eStDenis/StDBas10.JPGBasilique de Saint-Denis

 

 

Lorsque l’Abbé Suger entreprend la restauration de la basilique de Saint-Denis au XIIème siècle, il souhaite donner au croyant une représentation de la vision béatifique qui l’attend dans l’autre monde. En effet, il demanda les vitraux les plus radieux pour qu’ils éclairent l’âme des fidèles et afin que, à cette lumière, ceux-ci parviennent à « voir » la lux. Les progrès techniques de l’époque gothique ont permis, au niveau du chœur, de créer un mur exceptionnel de lumière continue. Et, fait rarissime, le budget du maître verrier attaché à l'entretien des vitraux aurait, dit-on, coûté plus cher que la construction de l'édifice ! Ainsi le bain de lumière du déambulatoire de son abbatiale, rendu possible par l’architecture gothique, préfigure la vision de la lux divine. Encore aujourd’hui, le visiteur est « béat devant cette lumière qui plonge d'en haut, ces torrents étincelants qui se déversent sur lui, ces fluorescences polychromes qui marient merveilleusement la teinte somptueuse de la giroflée aux pourpres, aux verts profonds et aux bleus couleurs d'azur. Bref, cette mosaïque translucide qui semble avoir ravi au soleil ses pierreries les plus scintillantes ne symbolise-t-elle pas à la perfection la limite impalpable qui se glisse entre l'âme humaine et l'essence divine ? » (34).

 

 

La science face à la méta-rationalité

 

Le méta-rationnel

 

Nous venons de voir comment, par la lecture des Anciens, il est possible de renouveler le discours sur Dieu. Mais, comme nous l’avons dit en introduction, l’intelligence de Dieu révèle autant Dieu que l’intelligence elle-même. Aussi nous avons renouvelé notre conception de l’intelligence humaine en concevant une intelligence-non-rationnelle-et-nullement-en-désaccord-avec-la-raison : l’intellection est un mode de connaissance méta-rationnel. Tandis que la rationalité est encore liée au sensible - au moins en tant qu’elle l’ordonne et le classe -, la connaissance méta-rationnelle procède de notre seule intelligence. Son contenu est la saisie intuitive de l’essence des choses indépendantes de toutes manifestations sensibles. Sa forme est la pensée pure telle qu’elle existe en Dieu qui contemple pour l’éternité toutes les essences des choses de ce monde. Enfin, malgré la dualité profonde de la connaissance intellectuelle, l’intelligence reste une et indivisible car la rationalité et la méta-rationalité ne s’opposent pas. L’une arpente les chemins de la déduction, l’autre des voies de l’intuition.

 

La position scientifique

 

A vrai dire, ce n’est pas tant le scientifique que le scientiste qui nie l’existence du méta-rationnel. L’idéologie scientiste est totalement absente des ouvrages des premiers scientifiques. Ainsi Descartes, un des fondateurs de la pensée scientifique moderne, distinguait radicalement deux types de connaissance vraie : l’une rationnelle (la certitude), l’autre méta-rationnelle (l’évidence). La certitude est le mode scientifique de la vérité qui construit des modèles rationnels et les vérifie expérimentalement. L’évidence est le mode intellectuel de la vérité saisie immédiatement et indépendamment de toute relation avec le monde sensible. Un exemple célèbre, connu et même trop connu, est l’affirmation cartésienne : « je pense donc je suis » (11). Contrairement à ce que pourrait laisser croire, à première vue, la présence du « donc », il ne s’agit pas d’une déduction mais d’une intuition. Le contexte de cette affirmation est une méditation philosophique entraînant un doute radical de toute certitude en doutant non seulement du monde qui nous entoure mais aussi et surtout de notre propre rationalité et de sa possibilité d’atteindre une quelconque vérité. Peut-être que je suis trompé par un Malin génie lorsque j’affirme que 2 et 2 font 4 ? Si donc « je pense donc je suis » apparaît alors comme une île de vérité dans un océan de doute c’est qu’il s’agit, non d’une certitude démontrée par un raisonnement, mais d’une évidence intuitive acquise par une pensée « claire et distincte ». Il s’agit d’une intuition immédiate de l’essence de notre existence : elle est consubstantielle à notre pensée. Le je-pense-j’existe (et réciproquement) s’intuitionne d’un bloc. Aussi longtemps que je pense, j’existe comme conscience, combien même tout le reste serait une illusion. (12) Il ne s’agit pas là d’une vérité scientifique, et pourtant Descartes en fait la vérité première. Saisir l’essence de sa propre existence devient la vérité principielle sans laquelle nulle science ne serait possible.

Cette saisie intuitive est un héritage de la découverte de l’intellect par les Anciens et transmis par les Médiévaux jusqu’aux Modernes. Avant que naisse la figure du scientiste au XIXème siècle, qui a conservé la certitude et a banni l’évidence, le scientifique faisait une place à un mode d’accès méta-rationnelle à la vérité. Il savait que la science, par-delà les progrès techniques et la maîtrise du monde qu’elle permet, est le moyen d’une ouverture sur un au-delà de la raison. Dieu n’est pas un objet d’étude scientifique, toutefois, la science parce qu’elle comprend le monde, ouvre notre intelligence vers une connaissance de Dieu.  

 

La médiation du monde

 

A côté de l’énorme postérité de la pensée grecque du divin acquise par la métaphore lumineuse, nous devons aussi aux Anciens une idée d’une très grande profondeur : nous accédons à Dieu via la médiation du monde. Dieu ne saurait être le contenu d’une pensée intellective humaine ; mais il en est la forme. Lorsque nous avons une intuition d’une essence, l’intellect s’identifie à Dieu aussi longtemps qu’il accède aux essences. Accéder à l’essence d’une chose c’est penser par Dieu, véritable  lux de notre intelligence qui tente de « voir » la vérité en cherchant à atteindre les essences des choses. En d’autres termes, plus nous avons une connaissance intelligible du monde plus nous nous rapprochons de Dieu. Et comme la lumière se donne à voir indirectement à celui qui voit les objets éclairés, Dieu se donne à l’intelligence humaine lorsque celle-ci accède aux essences des étants qui peuplent ce monde.

 

Comme l’écrit Spinoza dans le livre V de son Ethique, philosophe profondément Moderne mais lecteur des Anciens, « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu » (18). Et là encore, cette compréhension des choses singulières n’est rien d’autre que l’intellection de leur essence. Pour nommer cet acte de l’intellect, Spinoza reprend le terme intelligere que les Médiévaux utilisaient déjà pour signifier le fait d’avoir une intellection. Nous comprenons comment la connaissance méta-rationnelle des essences singulières nous conduit à Dieu via le monde. Qui plus est, la science et la rationalité ont un rôle à jouer dans cette élévation de la pensée. L’aptitude à raisonner, ainsi que la capacité d‘abstraction et de création de concepts orientent notre intelligence et aident notre  pensée à accéder à une intuition immédiate de la vérité. Dans le style prophétique qui le caractérise, Spinoza affirme que « le désir de connaître les choses d'une connaissance du troisième genre [l’intellection] ou l'effort que nous faisons pour cela ne peuvent naître de la connaissance du premier genre [la sensation], mais ils peuvent naître de celle du second [la rationalité] » (25).

 

http://farm6.staticflickr.com/5261/5878206494_8efc17436d_z.jpgSpinoza (Statue, Amsterdam)

 

 

Il y a deux manières de comprendre quelque chose : ou bien en cherchant d’où elle vient, ou bien en cherchant ce qu’elle est. Par conséquent, Spinoza opère une distinction radicale entre une connaissance des causes  et une connaissance des essences. C’est la raison qui ordonne le flux des apparences sensibles en cherchant des causes à la succession temporelle des événements. Ce que nous faisons ainsi spontanément dans notre quotidien (par exemple, pour comprendre d’où vient cette tuile qui a bien failli nous tomber sur la tête), la science le fait de façon méthodique et expérimentale. Elle s’enfonce toujours plus dans la causalité du monde et rêve de trouver la cause première, la cause de toutes les causes. Ainsi la biologie affirme que l’évolution du vivant est la cause de l’homme, que la mutabilité génétique est la cause de cette évolution, que le Second principe est la cause de cette mutabilité, etc.  La rationalité nous permet d’avoir cette connaissance des causes en usant de démonstrations (19). L’intellect nous permet d’avoir une  connaissance des essences où l’intuition remplace la démonstration. « Les yeux de l’Esprit, par le moyen desquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-mêmes » (20).

 

Quelle est cette vision telle que voir c’est démontrer ? Dans une très belle formule Spinoza affirme que la dimension méta-rationnelle de l’intelligence permet de voir les choses singulières  « sous l’aspect de l’éternité » (21). Alors que la rationalité ne peut penser que dans le temps car elle ne peut qu’ordonner la succession temporelle des données sensibles, l’intellect est une faculté de l’intelligence pure qui ne pense pas au travers du prisme de la temporalité. L’essence d’une chose est ce que la chose est indépendamment de toute notion de temps. Lorsque nous demandons par exemple ce qu’est l’amour, nous ne voulons pas connaître comment nous aimions à telle ou telle époque mais quelle est l’essence de l’amour par-delà toutes ses manifestions temporelles. L’essence est proprement hors du temps, elle est éternelle. L’éternité n’a ni début, ni fin. Une chose éternelle ne succède donc pas à quelque chose et ne saurait avoir de cause dans le temps. C’est pourquoi elle n’est pas une notion rationnelle car la raison est assujettie au principe de causalité selon lesquelles toutes choses à une cause. La science recherche obstinant le premier instant de l’Univers qu’elle conceptualise sans le comprendre sous le nom de « Big Bang ». Toutefois, les Anciens n’avaient aucune difficulté à intuitionner l’éternité méta-rationnelle du cosmos. User de son intellect, connaître les étant dans leur essence, c’est penser les choses du monde en tant qu’elles sont éternelles. C’est les extraire du flux temporel, les replacer dans la nécessité intemporelle qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont, qu’elles procèdent d’une nécessité première et absolue. Toutes les essences « sont contenues en Dieu et suivent de la nécessité de la nature divine » (22). Substance qui existe en soi et par soi, Dieu est l’essence de toutes les essences par laquelle les essences (secondes) sont (et sont nécessairement ce qu’elles sont). Par la « vision » des essences et l’évidence du vrai qui en découle, l’esprit humain fusionne intellectuellement avec Dieu. Aussi lorsque j’accède à une essence, il y a une fusion de mon esprit avec Dieu. « Ainsi donc, à mesure que chacun de nous possède à un plus haut degré ce troisième genre de connaissance [l’intuition immédiate des essences], il a de soi-même et de Dieu une conscience plus pure » (23). Saisir les choses sous l’aspect de l’éternité c’est nous extraire nous-mêmes du flux du temps, c’est retrouver notre propre essence qui est proprement la dimension intellectuelle de notre esprit. C’est redevenir essence au milieu des essences qui reflètent, toute à leur façon singulière, l’essence première, à savoir Dieu.  D’où la formule magnifique de Spinoza : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels » (24).

 

 

Julien

 

 

 


 

 

 

(1) Il est tout à fait probable que cette idéologie se soit insinué depuis le XVIIIème siècle afin de légitimer le pouvoir que nos sociétés ont concédée aux savants, aux scientifiques, aux technocrates, aux ingénieurs, etc.)

 

(2) E. Kahane, Dictionnaire rationaliste, 1964, art. « Rationalisme »

 

(3) La vie était alors synonyme de corps animé : un corps capable de s’animer de soi-même (génération, croissance, déplacement, etc.) par opposition à un corps matériel et inanimé qui nécessite une force extérieure pour entrer en mouvement. La mort était interprétée comme la séparation de la psychè du corps qu’elle habitait

 

(3bis) Aristote, De l'âme, II, 2

 

(4) Percevoir le monde et s’y déplacer ne sont que les deux faces d’une même réalité, notre vie sensori-motrice dans laquelle nous cherchions à perpétuer dans notre être ne nous nourrissant du monde qui nous entoure. Ici, l’étymologie parle d’elle-même : se mouvoir c’est d’abord s’é-mouvoir.

 

(5) Aristote, Métaphysique, Gamma, 2

 

(6) L’imagination est une faculté mentale secondaire, i.e. elle n’est pas à elle-même seule source de connaissance contrairement à la sensibilité et à la raison. Comme la raison, elle abstrait des informations du flux ininterrompu des données sensibles, mais sans les classer, sans les ordonner, sans les comparer, sans les systématiser. Ainsi construit-elle l’image de Pégase en liant de façon irréfléchie les concepts de cheval blanc et d’ailes d’oiseau. De là procède, variant à l’infini suivant les thèmes, la nature des « connaissances » irrationnelles : préjugés, illusions, superstitions, etc. J’imagine la lune à quelques kilomètres parce que je la vois ainsi. Je prolonge ma connaissance sensible de la lune en une connaissance irrationnelle en imaginant que ce que je vois est vrai sans penser à la possibilité d’une illusion optique. A l’inverse, usant de leur intelligence, les Anciens au moyen de l'observation des éclipses lunaires, avaient une connaissance rationnelle de la distance Terre-Lune en se basant sur des mesures et des calculs.

 

(7) Aristote, Seconds Analytiques, II, 19)

 

(8) Aristote, Politique, 1253a 6-19

 

(9) Zôon logon échon peut aussi se traduire par « animal rationnel » car la rationalité et le langage parlé sont les deux aspects de notre logos. La communicabilité est essentielle à toute connaissance rationnelle. L’ensemble des connaissances rationnelles démontrées et communiquée sous forme d’un discours rationnel forme la science. C’est pourquoi, le terme logos se retrouve encore aujourd’hui dans le nom donné aux disciplines scientifiques construits à partir du suffixe  "-logie" (biologie, sociologie, etc.). Seule une connaissance rationnelle est démontrable (par syllogismes) et communicable (par un discours). C’est pourquoi les Grecs faisaient du terme logos un mot à visage multiple signifiant aussi bien raison que discours (la ratio et l’oratio comme disaient les Latins). C’est parce que l’homme est doté d’une faculté rationnelle qu’il peut parler. Inversement, c’est parce qu’il parle qu’il dévoile sa possibilité d’une pensée rationnelle. En effet, un discours se compose de mots ou de signes définis à partir d’une conceptualisation de la réalité. Par exemple, nous voyons une série d’objet de couleur vive et claire. De cette blancheur perçue sensiblement, la raison abstrait le mot « blanc » et l’applique a posteriori aux données des sens. Sans la raison nous ne saurions former les mots, i.e. abstraire du flux sensible des  concepts, et c’est pourquoi l’animal, qui n’a qu’une conscience sensori-motrice, ne parle pas. Son langage n’est pas discours mais se limite à des actes sensori-moteurs (gestes, sons, odeurs, etc.). Au contraire, si la connaissance intellective est d’emblée apodictique, elle demeure indémontrable. Sa vérité ne saurait être traduite sous forme d’une série de déductions exprimées dans un langage. Etrangère à la rationalité et au discours, la connaissance intellective n’est pas de l’ordre de la démonstration, pas même celui du dicible. 

 

(10) Si le choix de la vision n’est pas un hasard (la vision est la sensation la plus susceptible d’être imagée), cela garde un caractère arbitraire. Nous aurions pu tout à fait construire une analogie entre l’intellection et le toucher, et dire que l’intellect est tel la « main » de l’esprit qui vient toucher les essences. Ainsi par exemple, le connaisseur sait reconnaître au simple toucher le tissu de qualité en sentant immédiatement sous sa main sa souplesse, sa tenue, ou son froissé. Cette saisie quasi-intuitive de l’essence d’un tissu de qualité pourrait illustrer ce qu’est l’intellection.

 

(11) Descartes, Principes de philosophie, I, 7 (« Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. »)

 

(12) Descartes, Méditations métaphysiques, « Réponse aux secondes objections » (« lorsque quelqu’un dit : "je pense, donc, je suis", il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi, il la voit par une simple intuition de l’esprit")

 

(13)  Aristote, De l'âme, II, 5 (« Toutes choses pâtissent et sont mues sous l’action d’un agent et d’un agent en acte. »)

 

(14) Aristote, De l'âme, III, 5

 

(15) Denys l’Aéropagite, La hiérarchie céleste, ch. 1, 3

 

(16) ibid.

 

(17) op. cit., ch.3, 2

 

(18) Spinoza, Ethique, V, 24

 

(19) La connaissance irrationnelle imagine les causes des événements sans démonstration ou à partir de démonstrations erronées.

 

(20) Spinoza, Ethique, V, 23, sc.

 

(21) op. cit., V, 29

 

(22) op. cit., V, 29, sc.

 

(23) op. cit., V, 31, sc.

 

(24) op. cit., V, 23, sc.

 

(25) op. cit., V, 28

 

(26) En un sens, la science physique moderne retrouve cette notion au travers du concept de « photon ». Cette particule de masse nulle n’est pas un objet matériel et constitue l’énergie lumineuse Indépendamment de toute matière. Le photon rend la matière visible pour l’œil mais ne saurait jamais être vu comme tel.

 

(27) Augustin, Soliloques, I, 1, 3

 

(28) Gn, 1, 3. Avant Les Grecs, mais sans conceptualiser l’analogie, les Juifs usaient déjà de la métaphore lumineuse pour symboliser la puissance divine.

 

(29) Ps. 118, 105

 

(30) Sg 8, 26

 

(31) Eph. 5, 8

 

(32)Benoît XII repris dans Lumen Gentium 49, numéro 1023, Catéchisme de l'Église Catholique

 

(33) ibid. « Cette rencontre, après la mort, est pour les chrétiens la nature du bonheur, puisque Dieu est Amour. Cette vision béatifique est l'objet même de l'espérance chrétienne. »

 

(34) S. Martineaud, M. Maliarevsky, Vitraux : Légendes de lumière

 

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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 11:56


Un mot sur les bloggers


Avant de parler de Kant, permettez un bref incipit. En effet, il y a eu un long silence sur aphorismes qui ne saurait être passé sous silence ! Ces dernières années ont été une pause dans mon parcours professionnel initial. Un moment entièrement dédié à l’étude de la philosophie à l’Université. Années de lectures intenses de tous les grands auteurs de la tradition. Années d’émancipation intellectuelle. Années de joie et de déception aussi, celle de voir l’évolution de l’enseignement de cette discipline, qui, années après années, reformes après réformes, comme ses cousines les lettres classiques ou l’histoire, est désertée par les étudiants, oubliée des subventions ministérielles et amputée de ses débouchés dans l’Education Nationale.  


Lisant alors de la philosophie plus que de raison, je n’éprouvais plus le besoin d’en écrire.  Sans doute étais-je pris du syndrome du « professionnel de la philosophie » qui, à force de bachoter son agrégation, n’arrive plus à philosopher !

Ayant désormais une place officielle d’ingénieur dans la société, je peux redevenir l’ex-philosophe dilettante que je n’étais plus. Ce nouveau départ, avec ses difficultés, ses rencontres et ses dépassements de soi me redonne le goût de l’écriture. Dès lors, pourquoi ne pas poursuivre l’aventure aphorismes ? Après tout, les visites sur le site n’ont jamais cessées, les commentaires laissés ont toujours été enthousiastes, et me voilà doté d’un bagage philosophique autrement plus conséquent.


Ce retour à la réalité d’une vie active est donc paradoxalement un retour à la virtualité d’une vie de blogger. Merci donc à tous ceux qui, par leur passage par aphorismes lui ont ainsi permis de retrouver la vie!

Bonne lecture.

 


 Introduction


Il fut un temps où les églises étaient les bâtiments les plus élevées de nos villes. Qu’importe l’endroit où on se trouvait, leurs clochers s’élevaient au dessus des toits et pointer fièrement vers le Ciel. La foi chrétienne planait ainsi au dessus de nos pérégrinations quotidiennes. Désormais, nos églises ne sont bien souvent que des bâtiments parmi d’autres, noyés dans les constructions urbaines environnantes. Ainsi nous vivons dans l’habitude d’une mise à l’écart du religieux devenue, peu à peu, un conformisme.


Il est vrai que depuis trois siècles l’Eglise a subi de très lourdes attaques. La science l’a exclu de l’explication théorique du monde, le libéralisme l’a exclu du pouvoir politique et le mélange des cultures a relativisé les croyances humaines. Il ne restait alors plus qu’à l’architecture de construire des monuments laïcs plus imposants que des cathédrales. Ce faisant, c’est toute la morale, que garantissait jusqu’alors la foi chrétienne, qui s’en trouve ébranlée, entraînant, dès lors, des débats de sociétés sur le mariage, l’avortement, la peine de mort ou l’euthanasie, que nous peinons à résoudre « laïquement ».


Sans prétendre résoudre de tels problèmes, il nous semble qu’il serait sage d’alimenter ces débats contemporains par des voix venues du passé et malheureusement peu ou prou entendues. Parmi elles, résonne celle d’un des plus grands penseurs de notre Modernité : Emmanuel Kant (1724-1804). Le discours kantien cherche à dire quelque chose sur la religion et sur la morale par l’unique voix de la raison tout en cherchant toujours à ne jamais dépasser les limites de la rationalité humaine. Kant hérite du paradoxe d’une éducation très pieuse et d’une instruction scientifique poussée. D’abord élevé par une lecture rigoriste de la Bible, Kant découvrit avec enthousiasme la pensée de Leibniz et devint un fervent admirateur de Newton à l’Université. En fait, l’état d’esprit du jeune Kant devait être très proche du nôtre : comment vivre à une époque à la fois scientifiquement très avancée et, en même temps, encore éprise de religiosité ? Il est d’ailleurs tout à fait plausible que l’œuvre philosophique que Kant a rédigée à un âge avancé, ait pour origine ces questionnements existentiels de jeunesse.


C’est pourquoi, une lecture de Kant nous offre encore aujourd’hui des outils pour sortir des poncifs habituels et de repenser de façon originale la tension entre le scientifique et le religieux. Mais que ceux qui n’ont aucune sensibilité quant à ses questions, qu’ils soient des croyants absolus ou des athées invétérées (pour autant qu’on puisse réellement être l’un ou l’autre) passent leur chemin. Que les autres, agnostiques ou simplement curieux, daignent lire ces quelques lignes, qui je l’espère, leur seront profitables…  

 

  kantportrait

 

Anonyme, portrait d’Emmanuel Kant (vers 1790) 



Les impératifs technico-pragmatiques


Nombreux sont les points de départ, et nombreux les chemins, qui conduisent à dire quelque chose au sujet d’un Etre suprême que l’on nomme « Dieu ». Kant choisit de partir de l’homme. Non pas de ce que l’homme connaît, mais de ce que l’homme fait. Au XVIIIème siècle, Dieu n’est plus affaire de raisonnement théorique ; et ce, contrairement aux syllogismes des scolastiques du Moyen Age ou aux grands systèmes métaphysiques du XVIIème siècle calqués sur le modèle mathématiques (0). A vouloir trop spéculer sur Dieu on ne touche plus personne. Ni les croyants qui jugent ces propos trop secs et sans piété, ni les sceptiques qui ne sont pas sensibles à des raisonnements trop sophistiqués. Le point de départ est donc : pourquoi l’homme agit-il de telle ou telle manière ?


Nous pouvons observer, comme le fait Kant, que nous nous déterminons à agir : ou bien d’après nos penchants naturels, ou bien d’après nos décisions réfléchies. L’homme n’est, en effet, ni un pur animal soumis à ses instincts, ni une pure intelligence logique à (l’instar d’une intelligence artificielle). Kant dit de l’homme qu’il est « un être raisonnable sensiblement incarné » car il agit ou bien d’après des « mobiles sensibles », ou bien d’après des « motifs rationnels ». Le plus souvent, les motifs rationnels s’opposent aux mobiles sensibles et sont alors vécus comme une contrainte. C’est pourquoi Kant les nomme des « impératifs ». Lorsque nous disons à quelqu’un d’« être raisonnable », c’est que nous voulons qu’il se contraigne à ne pas suivre ce que lui dicte son bon plaisir.

Certains de ces impératifs ont trait aux fins de nos actions (par ex., vouloir traverser une rivière), et d’autres aux moyens d’y parvenir (par ex., construire un pont). Kant distingue ainsi les « impératifs pragmatiques » (ceux qui décident des fins) des « impératifs techniques » (ceux qui décident des moyens). Il est évident qu’il n’y a pas une différence essentielle entre des impératifs pragmatiques et des impératifs techniques. Tout n’est qu’une question de point de vue. Un impératif pragmatique peut être dit « technique » (par ex. traverser la rivière devient un moyen de continuer son chemin). A l’inverse, un impératif technique peut être dit « pragmatique » (par ex. construire un pont est une finalité seconde, et le moyen devient l’usage du bois ou de la pierre).


A ce niveau, toutes ses distinctions peuvent sembler n’être qu’arguties stériles qui nous éloignent de notre sujet initial. Mais cela serait oublier que philosopher c’est distinguer. Il n’y a de pensée véritable que si on sait exactement de quoi on parle. Au fond, penser ce n’est jamais que définir clairement des termes connus ou créés. C’est pourquoi demander son point de vue à un philosophe, c’est d’abord accepter de lui quelques préliminaires. Trop habitués que nous sommes à la célérité des flashs d’informations, du surf sur internet, d’un coup d’œil rapide sur wikipédia, nous oublions que la pensée prend du temps. Un point de vue n’est pas une opinion – i.e. une idée que l’on affirme spontanément ou sans trop y réfléchir - ; c’est une manière de penser. Ce qui est tout à fait différent, car une manière de penser concerne un point précis mais à travers le prisme d’une vision plus systématique ou du moins beaucoup plus vaste et réfléchie. C’est d’abord ce prisme qu’il s’agit de comprendre – au moins dans les grandes lignes – pour pouvoir apprécier la manière donc Kant pense la religion.


Les impératifs moraux


Revenons aux impératifs et à la relativité des fins et des moyens. La question est de savoir si toute fin peut elle-même être un moyen, ou s’il existe une fin qui serait la fin dernière, et ne serait jamais le moyen d’arriver à quelque chose d’autre qu’elle-même. Parmi les impératifs qui fixent les fins de nos actions, Kant remarque des impératifs tout à fait originaux : ceux qui prennent pour fin l’autre homme en tant simplement qu’il est un homme. Par exemple, l’impératif par lequel je m’interdis de voler autrui, malgré tous les bénéfices que je pourrais en tirer, simplement parce que je le respecte en tant qu’étant mon semblable. Ce comportement est, pour le sens commun, l’apanage d’un homme moral. La moralité de nos actions consiste toujours à laisser de côté tout ce qui serait bon pour nous au profit de ce qui serait bon en soi de faire. Ce que Kant reformule ainsi : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Un homme en tant qu’il est pris comme fin en soi, Kant le nomme une « personne ». Kant écrit que la « personnalité » est la « racine » du devoir moral. Notons que ce respect de la personne humaine, quelque soit sa nationalité, sa religion, son sexe, son âge, etc… est à la base de notre conception moderne des « droits de l’homme » (1).


Autrui, en tant simplement qu’il est un homme, se pose devant moi comme étant une fin en soi. Qui plus est, s’instaure simultanément la réciprocité : prendre l’autre homme pour fin en soi, c’est être pris soi-même comme fin en soi par autrui. Etre moral c’est sortir de sa subjectivité (ses intérêts propres) pour entrer dans l’intersubjectivité (la prise en compte d’autrui). Se fixer l’autre homme comme une fin en soi est ce que Kant nomme « impératif moral » afin de le distinguer essentiellement des impératifs pragmatiques. Il serait un contre-sens absolu d’en faire une sous-catégorie des impératifs pragmatiques, car il ne s’agit plus de savoir quelle fin est subjectivement bonne pour quelqu’un, mais objectivement bonne pour tout homme (en tant qu’homme).


L’Evangile reformulé en termes newtoniens


C’est à ce niveau qu’apparaît le double héritage (religieux et scientifique) de Kant. Tout se passe comme si Kant réécrivait l’impératif chrétien à « la mode du XVIIIème siècle » ! D’un côté, Kant retrouve, par le raisonnement philosophique, l’impératif de l’amour du prochain que les Ecritures exprimaient encore dans un langage parabolique. Etre chrétien, c’est aimer l’autre homme comme son Frère car il est, lui aussi, une créature de Dieu. Selon Kant, la Bible use de l’image de l’amour fraternel étendue à l’humanité toute entière pour traduire le fait que l’homme est une personne et qu’il est de mon devoir de toujours la considérer comme une fin et jamais comme un moyen.

 

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Sir Isaac Newton, Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, 1686.


D’un autre côté, Kant reformule l’impératif moral comme suit : « agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». Kant, comme de nombreux intellectuels de son temps, se rêvait en « Newton du monde moral ». En effet, les découvertes de Newton n’ont pas uniquement bouleversées la physique, mais tout le monde intellectuel du XVIIIème siècle, en Angleterre, en France, comme en Allemagne. A partir de Newton, quiconque voulait trouver des lois, c'est-à-dire des règles universelles et nécessaires sous lesquelles on pourrait subsumer l’infinité des phénomènes (physiques, mais aussi biologiques, psychologiques, moraux, etc.). Lorsque Kant affirme que la moralité consiste à agir de telle sorte que nous puissions ériger une action en « loi universelle de la nature », il veut signifier, par analogie avec la physique newtonienne, que le moraliste, à l’instar du physicien, trouve les lois de l’action objectivement bonne, c'est-à-dire pour tout homme où qu’il soit et à toute époque, depuis qu’il y a des hommes et partout où il y a des hommes.


Notons que c’est justement parce qu’elle est absolument valable partout et tout le temps la loi morale ne saurait être déterminée dans son contenu. Prévenons ici une méprise que l’on fait souvent à Kant : il ne s’agit absolument pas d’un rigorisme moral qui fournirait, tel un dogme rigide, les lois de nos actions dans toutes les situations. L’impératif moral n’ordonne jamais que la forme de l’action objectivement bonne (le fait de prendre autrui comme fin) mais n’en dicte jamais le contenu (relatif à chaque situation). Il en va de même du message chrétien qui, épuré de tous ces dogmes, a traversé les frontières et les époques, en invitant seulement à ne jamais traiter autrui comme un moyen, pour quelque motif que ce soit (intérêt, profit, jouissance, honneur, etc.).


Le bonheur et la vertu


Si nous avons souvent bien du mal à définir le bonheur, pour Kant, cette définition ne pose guère de difficulté. Le bonheur est la satisfaction durable de nos penchants sensibles et de nos impératifs technico-pragmatiques. Est heureux celui qui a comblé ses désirs, atteint les buts qu’il s’était fixé, et cela par des moyens judicieux. Resterait peut-être à savoir quelle place accorder à chaque satisfaction en distinguant les « hédonistes », les « techniciens » et les « pragmatiques ». Mais Kant s’en tient à cette définition générale. Il se contente simplement d’ajouter que les impératifs qui conduisent au bonheur de chacun ne peuvent être énoncés a priori de façon universelle et nécessaire, car ils sont justement trop relatifs à chacun. « Etre heureux est un problème qui nous est imposé par notre nature finie elle-même. Mais justement parce que le principe matériel de détermination ne peut être connu qu’empiriquement par le sujet, il est impossible de considérer ce problème comme une loi » (2).


Au bonheur, Kant oppose la vertu entendue classiquement comme le fait de respecter durablement l’impératif moral. Kant distingue ici l’action simplement conforme au devoir de l’action réellement faite par devoir. Tandis que la conformité reste toute extérieure au sujet, l’action par pur respect pour la morale est proprement intérieure et met en jeu la « conscience morale » du sujet (qu’elle soit sous la forme du regret, du remord, du « je ne devrais pas…», etc.). La question de la simple conformité au devoir n’est pas l’affaire de la morale mais celle du droit ; autrement dit, d’un système policier et judiciaire qui reformule l’impératif moral de la manière suivante : « Agis extérieurement de telle manière que le libre usage de ton libre arbitre puisse coexister avec la liberté de tout homme selon une loi universelle ». De la morale, Kant déduit une politique : les lois de la Cité ne doivent être que des transpositions des lois auxquelles devraient aboutir les hommes s’ils se comportaient moralement (3).


Il ne saurait donc y avoir de morale sans « respect ». Le respect est une notion-clé qui permet de résoudre l’antagonisme entre deux approches de la vertu : l’approche empiriste qui fait de la morale une affaire de sensibilité (l’homme serait doté d’un « sens moral ») (4), et une approche rationaliste qui fait de la vertu un corrélat du savoir et de l’intelligence (5). Synthétisant ces deux approches, Kant voit dans le respect moral un « sentiment pratique pur ». Comme l’avaient défendu les empiristes, la moralité se vit au travers d’un sentiment intérieur ; mais comme l’avaient compris les rationalistes, la morale ne saurait être affaire de goût, mais affaire d’objectivité. C’est pourquoi le respect est un sentiment  « pur » produit par la raison qui déclare l’action objectivement nécessaire en elle-même. En terme kantien plus technique, c’est un « mobile sensible non empirique » (6). Il s’agit ici typiquement d’une création de concepts visant à résoudre les problèmes philosophiques d’une époque (dans ce cas, le conflit empiristes/rationalistes). Une compréhension approfondie de ces concepts nécessiterait une lecture comparée des textes kantiens avec ceux des prédécesseurs rivaux.


Ce qui importe pour nous c’est de retenir que la coupure radicale entre les impératifs technico-pragmatiques et les impératifs moraux introduit, en conséquence, une différance de nature entre deux genres de vie qui se distinguent radicalement : la vie heureuse et la vie vertueuse. La distinction essentielle entre des fins subjectivement bonnes (satisfaction des penchants et des intérêts personnels) et des fins objectivement bonnes (l’obéissance au devoir moral) est si grande qu’il n’y a rien de commun entre le bonheur et la vertu. Mais plus encore que de simplement les distinguer, Kant hiérarchisent ces deux genres de vie.


La liberté entendue comme une obéissance au devoir


A ce niveau, la démarche kantienne semble paradoxale, du moins en apparence : il faut penser Kant pense le devoir en terme de liberté. Il remarque que nous ne sommes jamais aussi libres que lorsqu’il s’agit d’agir moralement. Agir moralement c’est toujours être confronté à sa conscience morale, au fait que nous savons « au fond de nous » ce qui est bon de faire et que rien ne nous y oblige (répression, d’amende ou de punition), nous sommes désespérément libre d’écouter, ou de ne pas écouter, cette « voix intérieure ». Au fond, être libre ce n’est pas tant faire ce que l’on veut, mais ce que l’on doit. « C’est la loi morale dont nous avons directement conscience (dès lors que nous formulons des maximes de la volonté) qui s’offre d’abord à nous et nous mène directement au concept de la liberté » (7).


En langage kantien, la liberté traduit « l’autonomie du sujet », c'est-à-dire le fait que l’homme soit capable de se donner à lui-même la loi de son agir. Rappelons-le, la moralité n’est pas la légalité, elle ne met en jeu aucune surveillance, aucune répression extérieure, mais uniquement le jugement tout intérieur de l’homme qui ne peut se mentir à lui-même et qui entend ce que la voix de sa conscience lui dicte de faire. Sans la conscience morale, l’homme ne pourrait jamais faire l’expérience de la liberté, i.e. le fait de trouver en soi, par la simple raison, le principe objectif de sa conduite. Le devoir moral n’est pas tant ce qui nous contraint que ce qui nous rend autonome. « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d’agréable (…) mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien (…) pour mettre en mouvement la volonté mais poses simplement une loi qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui cependant gagne malgré nous, la vénération (sinon toujours l’obéissance) » (8).


Il va de soi que l’animal est hétéronome car il est déterminé à agir par les lois naturelles de son instinct. Mais l’homme aussi, lorsqu’il cherche son bonheur, demeure hétéronome. L’hétéronomie de la volonté se caractérise alors par le fait qu’elle reste déterminée agir par la représentation d’un objet qui lui est extérieur et qui, en l’occurrence, est perçu comme ce qui fera le bonheur du sujet (le plaisir, le succès, les honneurs, les richesses, etc.). Tous ces biens dépendent de ce que notre corps réclame ou de ce que le groupe social auquel nous apprenons nous inculque. Nul n’est libre lorsqu’il agit en vue de son bonheur, car il ne fixe pas lui-même les fins de sa conduite.


Les genres de vie et le Souverain Bien


Nous pouvons désormais revenir à la hiérarchie des genres de vie. La vie vertueuse est une vie où l’homme est autonome. Or, plus un être est autonome, plus il est complet et moins il a d’imperfection. Nous disons effectivement d’une chose qu’elle est imparfaite lorsque celle-ci manque quantitativement ou qualitativement de quelque chose. La vie vertueuse est donc supérieure à la vie simplement heureuse car elle est plus parfaite (9). S’il faut donc en premier vouloir la vie vertueuse, qu’en est-il alors de la vie heureuse ? Kant ne dit pas que la vertu s’oppose au bonheur, mais qu’il faut « se rendre digne » d’être heureux, c'est-à-dire d’abord respecter le devoir moral. Kant pousse même cette idée jusqu’à son paroxysme : non seulement être vertueux peut être désagréable (du point de vue de son bonheur individuel), mais l’homme vertueux doit agir à l’encontre de son bonheur si cela est, dans certaines situations, exigé par le devoir moral. « L’homme vertueux ne vit que par devoir, non parce qu’il trouve le moindre agrément à vivre » (10). Mais nous voyons, dès lors, le problème : d’une part, il faut d’abord être vertueux (en admettant que cela soit réalisable) (11); d’autre part, les impératifs de la vertu vont bien souvent à l’encontre des impératifs de notre bonheur. Il semble donc impossible d’être vertueux et heureux.


Cette question, à savoir celle de l’union du bonheur et de la vertu, porte dans la tradition philosophique le nom de la question du « Souverain Bien ». C’est le bien suprême, celui qui unirait à la fois le bien pour soi (le bonheur) et le bien en soi (la vertu). Tandis que les Anciens réfléchissaient à ce problème d’un point de théorique et abstrait (12), Kant transpose cette problématique, de façon toute chrétienne, du côté de l’espérance. En effet, Kant ne se limite pas au constat pessimiste qu’il n’y a rien de commun entre être vertueux et être heureux, et pose la question : « que m’est-il permis d’espérer ? »(13). Autrement dit, moi qui est – ou du moins cherche à tendre vers – une vie vertueuse, puis-je espérer être heureux ?


Sur quoi peut donc se fonder une espérance à lier le bonheur à la vertu lors même que la raison nous conduit, sans nulle doute, à les dissocier de façon définitive ? Dans le monde phénoménal (ou sensible) – i.e. le monde dont nous pouvons faire l’expérience – bonheur et vertu sont incontestablement distincts (14). La seule solution est de croire en la possibilité d’un Souverain Bien entendu comme une union suprasensible du bonheur et de la vertu, autrement dit, au-delà du monde phénoménal. Ce faisant, il n’y aurait pas de contradiction à affirmer une distinction radicale et en même temps une union possible au-delà de ce que la rationalité peut connaître. La distinction entre un monde sensible (ou phénoménal) et un monde suprasensible (ou « nouménal »), n’a rien de mystique.  Elle repose sur une analyse rigoureuse de l’esprit humain. En effet, le monde « nouménal » n’est pas d’un autre monde, mais le même monde tel qu’un entendement non humain, doté d’une intellection directe des essences, pourrait le percevoir. Il ne s’agit plus des choses telles qu’elles sont pour nous, mais telles qu’elles sont en soi.


De ce monde nouménal, la rationalité ne peut rien connaître. Dès lors, plusieurs postures s’offrent à nous. Sur ce qu’on ne saurait connaître, nous pouvons le taire. Nous pouvons aussi faire une hypothèse qui est une extension incertaine de notre connaissance. Kant s’y refuse car cela serait risquer de s’illusionner en vain. Enfin, il est possible de croire en ce que Kant nomme un « postulat » qui va mettre en jeu, non plus un usage théorique de notre rationalité, mais un usage pratique et un comportement. « Un besoin de la raison pure dans son usage spéculatif ne conduit qu’à des hypothèses, le besoin de la raison pratique à des postulats » (15). Ce postulat s’énonce ainsi : « il n’est pas impossible que la moralité de l’intention est une connexion nécessaire, sinon immédiate, du moins médiate, comme cause, avec le bonheur comme effet dans le monde sensible » (ibid.). Nous voyons surtout avec quelle prudence Kant se prononce sur le sujet, demeurant ainsi fidèle à son souhait de ne jamais outrepasser les limites de la raison humaine.


Les illusions de l’intelligence et les limites de la raison


Il faut se souvenir que les premiers ouvrages philosophiques de Kant développèrent une épistémologie visant à limiter les prétentions de la rationalité humaine. En effet, la raison est non seulement victime d’erreurs - c’est pourquoi il faut une méthode pour bien raisonner -, mais aussi victime d’illusions qu’elle génère elle-même en construisant des chimères intellectuelles (16). « Le pays de [la rationalité] est une île que la nature enferme dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (mot séduisant) entouré d’un océan vaste et orageux, véritable empire de l’illusion, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l’aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines espérances le navigateur qui rêve de découvertes… » (17). Dans ces lignes, où Kant délaisse son style traditionnellement aride pour une prose plus imagée et littéraire, c’est lui-même, autant que tous les penseurs épris de métaphysique, qu’il invite à la plus grande prudence. Kant dénonce tout particulièrement les doctrines qui prétendent aboutir à une connaissance rationnelle du suprasensible en procédant de façon totalement démonstrative à partir de principes a priori (18). A cette démarche, que Kant qualifie de « dogmatique », il oppose la « critique » : l’examen que la raison doit d’abord faire de sa propre légitimité. Ainsi, le plus grand apport de Kant à la métaphysique est d’avoir commencé par déterminer la nature, les sources et les limites de toute connaissance humaine.


Le propre du discours métaphysique est qu’il prend pour objet des êtres qui sont par-delà le monde sensible de l’espace et du temps, à la lettre au-delà (meta) de la nature (physis). C’est pourquoi si nous pouvons les penser, nous ne saurions jamais les connaître puisque nous ne pourrons jamais en faire l’expérience concrète, spatio-temporelle, phénoménale. Il faut garder en tête, que pour tout intellectuel du XVIIIème siècle, le succès sans précédent de la physique newtonienne, a définitivement contribué à faire de la science, le prototype de toute pensée rationnelle protégée des pièges des illusions grâce à l’usage de preuves expérimentales. Toutefois, gare au contresens : il ne s’agit pas de faire de la métaphysique une science (car la métaphysique s’occupe par définition de ce qui est au-delà de toute science), mais de purger la métaphysique de toutes ses illusions à partir de la forme scientifique du savoir. Si Kant n’est pas dogmatique ; il ne saurait non plus être scientiste. Simplement, il a fixé des contraintes épistémologiques sévères à partir du modèle scientifique tout en ne renonçant pas au vœu de pousser l’esprit humain aussi loin qu’il le puisse.


La raison humaine face à Dieu


Kant conclut sa théorie de la connaissance en parlant de l’être des êtres ou Etre Suprême, la Cause première de tout ce qui est, le prototype de tout ce qui est : Dieu. Dieu, comme tout être suprasensible ne saurait être connu, mais il peut être pensé. Par un parcours philosophique patient et rigoureux, impossible à résumer ici en quelques mots, Kant pense Dieu comme un « Idéal » de la pensée rationnelle, une « Idée » de toutes les « Idées ». Une Idée est un concept de la raison pure (19), par lequel nous pouvons systématiser nos connaissances rationnelles actuelles en un ensemble plus vaste. Et ainsi de suite, à l’infini. En clair, une Idée ne se connaît pas, elle est ce par quoi nous pouvons connaître. Dieu apparaît dès lors comme l’Idée des Idées, une asymptote d’un savoir absolu qui ne saurait jamais être atteint (20). Il est l’Idéal inconnaissable de tout ce que nous saurions connaître au bout d’un progrès infini des sciences. Sans Dieu nous ne pourrions jamais constituer la science. La parabole du Dieu Créateur, origine du Verbe, n’est qu’une image familière qui, pour Kant, devait permettre aux hommes de comprendre, bien avant l’avènement de la science, cette idée fondamentale que sans Dieu rien ne saurait ni être ni être connu. Toutefois, la pensée rationnelle, même au bout d’un progrès infini, n’aura jamais rien à nous dire sur une prétendue « connaissance » de Dieu. De la même manière que l’axe des ordonnées oriente la courbe 1/x au voisinage de zéro, et ce à l’infini, sans pourtant jamais se confondre avec elle. Au fond, « connaître » Dieu (bien que ce terme soit impropre) ce n’est jamais que pousser toujours plus loin notre compréhension scientifique du monde.


A ce niveau où Kant définit Dieu comme l’Idéal de la pensée rationnelle, il ne saurait être question de foi. A ce Dieu conçu comme Idéal de la raison pure, nous ne devons aucune dévotion. Un Idéal théorique n’appelle jamais la voix du cœur. Comment, dès lors, Kant peut-il faire allusion à Dieu en termes d’espérance dans la partie éthique de son œuvre ?


Il n’y a là nulle contradiction, simplement deux points de vue différents. D’un point de vue théorique, Dieu est une Idée régulatrice de la science. D’un point de vue pratique, Dieu intervient dans des croyances permettant de régler notre conduite. En effet, il y a Dieu auquel je pense, et Dieu auquel je crois. D’une part, je pense Dieu comme un Idéal de la raison pure théorique qui parachève l’intégralité des connaissances humaines (tout en demeurant lui-même au-delà des limites de toute connaissance possible). D’autre part, je crois que Dieu est le garant du Souverain Bien, et ainsi parachève le comportement moral. Par la croyance en un tel postulat  de la raison pure pratique on se représente, au moins comme possible, une liaison naturelle et nécessaire entre la conscience de la moralité et l’attente d’un bonheur proportionné dont il serait la conséquence (21). « La morale conduit donc immanquablement à la religion, s’élargissant ainsi jusqu’à l’Idée d’un Législateur moral tout puissant, extérieur à l’homme, en la volonté duquel est une fin ultime (de la création du monde), ce qui peut et doit être également la fin dernière de l’homme » (22). Cette union est illustrée dans les textes religieux par l’idée de la sainteté. L’homme saint est celui qui, sa vie durant, a été heureux du simple fait de n’avoir commis aucune maxime contradictoire à la loi morale. En ce sens, la sainteté est inhumaine en tant que tout homme ressent le devoir moral comme une « contrainte ». L’image religieuse du Saint a pour unique finalité de nous permettre une représentation sensible de la connexion suprasensible possible entre le bonheur et la vertu.  

 

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Le Caravage, L'Extase de saint François (vers 1595)

 

Les Ecritures ne nous apprennent-elles pas que Dieu n’est pas simplement le Créateur, mais aussi le Rédempteur ? Il est celui qui non seulement a créé tout ce qui est, mais assure aussi que le Bien règne dans l’Etre en récompensant les justes. Là encore, il s’agit d’images anthropomorphiques que nous devons, à notre époque d’avancement considérable du savoir scientifique, défaire de toute portée théorique, afin d’en garder le seul symbolisme. Les Ecritures et ses images bibliques, tout comme les églises et les rites, sont la phénoménalisation dans le monde sensible, d’une existence suprasensible à laquelle la rationalité et la science demeureront toujours étrangères. Le symbole est justement ce qui sert à donner une réalité sensible à ce qui dépasse toute expérience possible par le biais d’une analogie. Ainsi la balance symbolise la Justice. La religion est toute entière symbolique car elle n’est pas affaire de connaissance, mais d’images qui servent à sensibiliser le suprasensible et à nourrir notre espérance. C’est pourquoi une critique des Ecritures par une lecture à la lettre des textes n’aura jamais aucune portée sur l’homme religieux.

 

Le christianisme ou l’essence de la religiosité  


Qui est donc l’homme religieux ? L’homme religieux est avant tout un homme rationnel, usant de sa raison théorique, comme de sa raison pratique. D’un point théorique, il est celui qui se nourrit du progrès de la science mais accorde, à côté de celle-ci, une place à la croyance en l’existence d’une adéquation entre l’Etre et le Bien garantie par Dieu. D’un point de vue pratique, il est un homme moral - car il comprend la nécessité catégorique du devoir et de l’autonomie -, et ajoute à la moralité  l’espérance d’une harmonie exacte entre bonheur et vertu. La religiosité est donc une rationalité plus quelque chose. Elle ajoute à la science, la foi ; au devoir, l’espérance.


Cette religiosité, la seule qui soit véritable, « purgée de l’absurdité, de la superstition et de l’illusion de l’enthousiasme » (24) est ce que Kant nomme « la religion dans les limites de la simple raison ».  Son credo est d’une extrême simplicité : croire que Dieu est le garant du Souverain Bien, c’est-à-dire que le respect de la personne humaine assure nécessairement notre bonheur (bien que cela ne soit pas sensiblement démontrable). C’est pourquoi, le christianisme, cette « Eglise universelle », apparaît comme l’essence même du religieux. En effet, dépouillée de toutes les querelles dogmatiques qui se sont ajoutées avec le temps, la religion chrétienne se réduit à ces quelques affirmations : Dieu a créé un monde dans lequel l’unique respect de l’amour du prochain assurera une béatitude éternelle. « La doctrine du christianisme, (…) donne en ce point un concept du Souverain Bien qui seul satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique » (25).


Cependant, nous ne pouvons plus aujourd’hui faire reposer l’Eglise chrétienne sur le seul socle trop fragile d’une foi historique et révélée mais sur une foi rationnelle. Il faut refonder le Christianisme comme étant une « pure religion de la raison » (26). Si la religion traitera toujours de ce qui est au-delà de notre raison, elle devra désormais toujours le faire à partir de la raison afin de ne pas retomber dans les pièges de la superstition et du fanatisme. La foi, à une époque scientifique, ne saurait être autre chose, qu’une espérance justifiée en raison c'est-à-dire comme le prolongement de la loi morale par la raison pure pratique. « [La foi rationnelle] est un besoin absolument nécessaire (…) [par lequel] homme moral peut bien dire : je veux qu’il y ait un Dieu, que mon existence dans ce monde soit encore, en dehors de la connexion naturelle, une existence dans un monde intelligible, enfin que ma durée soit infinie ; je m’attache à cela et je ne me laisse pas enlever ces croyances… » (27).


Si la foi est irrationnelle (au-delà de la raison), elle ne saurait pour autant être déraisonnable (en opposition avec la raison). La véritable foi est à mi-chemin entre la superstition et le savoir. L’homme superstitieux croit tout et n’importe quoi. Quant au savant, il dénonce toutes les croyances comme inutiles et incertaines. Au fond, superstition et scientisme procèdent du même principe de dépasser des limites de l’esprit humain et conduisent toutes deux au fanatisme. Si l’homme religieux se défait des croyances superstitieuses par l’usage de la raison, il ne tombe pas dans les pièges des illusions de cette même raison. C’est justement quand on renonce à la prétention de tout savoir qu’il est à nouveau possible de croire. L’interdiction épistémologique de toute connaissance de Dieu ouvre les portes de la foi. Kant introduisait son épistémologie par ce leitmotiv, devenu célèbre : « j’ai aboli le savoir pour laisser une place à la croyance » (23).


L’histoire humaine comme signe métaphysique


Nous l’avons dit et redit, Kant n’a eu de cesse de limiter sévèrement les prétentions des philosophes à raisonner sur ce qui dépasse la raison humaine. Toutefois, il ne saurait ainsi se contenter de passer sous silence les problèmes métaphysiques comme le ferait un scientifique. C’est pourquoi, que tout en respectant les limites fixées par la « critique de la raison pure », Kant cherche un fondement rationnel à l’espérance religieuse. Et plus encore, il cherche aussi des signes permettant d’alimenter sa croyance. Le scientifique se moque des signes, il veut des preuves. Le croyant sait qu’il est par-delà la possibilité même d’avoir des preuves et nourrit sa croyance de signes qu’il interprète en vue de consolider son sentiment. Quels signes Kant interprète-t-il donc positivement ? Nous pouvons citer au moins deux exemples : l’Histoire humaine et la présence du beau dans la nature.  


Pour bien saisir en quel sens l’histoire humaine peut être vue comme un signe de l’existence d’un Dieu en lequel nous pourrions croire, il faut considérer l’histoire universelle de l’espèce humaine dans son ensemble. Nous disons volontiers que « l’histoire se répète », mais pour Kant, l’histoire traduit un devenir de l’humanité dans un certain sens. Ce n’est jamais que la lenteur des évolutions historiques de l’humanité qui nous invite à voir dans l’histoire une pure répétition du même. A partir d’analyses politiques et anthropologiques, et en extrapolant à partir de l’histoire humaine déjà écoulée, Kant arrive à la conclusion que le sens de l’histoire est celui d’un progrès du droit au plan d’abord national puis international. L’asymptote d’une histoire infinie serait une humanité vivant dans un unique Etat cosmopolitique en paix perpétuelle. Depuis le XVIIIème siècle, nous avons fait un pas considérable dans cette direction avec la mondialisation, l’avènement d’un marché unique, l’ouverture des frontières, l’uniformisation des modes de vie, la création d’une communauté internationale, etc.


Nous l’avons vu, l’anthropologie kantienne voit en l’homme une double nature (sensible et raisonnable). Kant ajoute ceci : c’est pour cela qu’il a une histoire. Ni les animaux, ni les êtres parfaitement raisonnables n’ont d’histoire car ils sont d’emblée tout ce qu’ils doivent être. Les sociétés ordonnées des abeilles sont à l’image de celles des dieux, toujours-déjà parfaites (28) L’homme est donc cet être à mi-chemin entre l’animal et Dieu qui, par son histoire, devient ce qu’il est. Or, nous avons déjà vu ce que doit devenir l’homme : un sujet « autonome », i.e. qui se donne lui-même la loi de son agir conformément au respect de la personne d’autrui. C’est pourquoi Kant parle de la « destination morale » de l’homme comme horizon de l’histoire. A ce niveau, il est capital de se souvenir que Kant distingue radicalement la légalité de la moralité. Bien que le sens de l’histoire soit un progrès du droit, l’histoire ne saurait être le progrès moral de l’espèce dans son ensemble. La moralité exige toujours une conversion individuelle, une écoute de sa conscience morale toujours à reprendre. Toutefois, la lente édification du droit civil international entraîne déjà des agissements extérieurement en accord avec la moralité. L’histoire ne rend personne moralement meilleur, mais personne ne pourrait devenir meilleur moralement sans l’histoire.


Or, fait surprenant, c’est la nature qui est à l’origine de ce progrès. En effet, ce dernier ne repose pas sur une prise de conscience de la nécessité de promulguer des lois justes, mais sur l’« insociable sociabilité » (29), véritable moteur de l’histoire. La folie des hommes est le moyen dont la nature se sert pour lui extorquer une sorte de sagesse. C’est naturellement pour être plus forts que les hommes se groupent en société et sortent de l’état de nature. Mais cela les conduits ensuite à entrer dans une concurrence perpétuelle et acharnée au sein de ce milieu clos qu’est la vie en société. Alors pour que celle-ci ne devienne pas une arène invivable, pire encore que l’état de nature, les hommes sont forcés d’ériger des lois et de s’y soumettre pour limiter les ambitions de chacun. D’abord au niveau national, puis au niveau international où l’insociable sociabilité devient la guerre et où l’impérialisme pousse paradoxalement les Etats à chercher à coexister pacifiquement. La nature nous rend donc capable, par nos penchants naturels, de n’être plus gouvernés par la nature et à entrer dans un état de droit. La nature réalise sans nous une société où elle nous prépare à la justice. Notons que, là encore, nous trouvons chez Kant l’inspiration de la physique newtonienne là où nous ne nous y attendions pas. L’histoire apparaît comme la résultante « mécanique » équilibre de forces extérieures. La société civile est un automate produit par des forces qui se neutralisent par principe d’action-réaction.

Là est donc le signe : le progrès de l’humanité est causé par la nature elle-même, et non par l’homme seul (30). La nature est un ensemble de phénomènes strictement déterminés dont Dieu est la Cause suprême. Au final, Dieu apparaît donc comme la Cause du progrès du droit au cours du temps et en tout lieu. Certes, Dieu ne sera jamais cause de la moralité elle-même, car celle-ci demeure une conquête individuelle de l’autonomie à toute époque et à tout âge. Toutefois, parce que l’histoire humaine est le signe que Dieu facilite notre chemin vers la moralité en amenant l’humanité vers le cosmopolitisme et la paix, nous pouvons raisonnablement croire que Dieu est sans doute garant du Souverain Bien. Pourquoi la Cause suprême de la nature et d’un sol fertile sur lequel pourra croître l’individu moral, n’aurait pas harmonisé l’Etre et le Bien, le bonheur et la vertu ?


L’expérience esthétique comme ouverture vers la foi


C’est dans une toute autre série de textes, pourtant en l’apparence bien éloignée des problématiques morales et religieuses, que nous trouvons un autre signe de foi : les textes esthétiques. L’esthétique est la partie de la philosophie qui s’intéresse aux jugements affirmant, ou niant, la beauté de quelque chose. Fidèle à sa méthode, Kant commence, ici encore, par une description précise de ce qui existe. Ce faisant, il caractérise les différentes modalités des jugements esthétiques (31) et les distinguent  rigoureusement des jugements théoriques (ceux qui affirment qu’une chose est conforme au vrai) et des jugements de goût (qui affirment qu’une chose est agréable). Si le beau n’a pas l’objectivité d’une connaissance, il ne saurait pour autant avoir la simple subjectivité du plaisir individuel.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que Kant découvre des similitudes entre les jugements esthétiques et les jugements moraux : immédiateté, désintéressement et universalité. En effet, le sentiment du beau est immédiat à l’instar du respect du devoir qui se fait immédiatement ressentir par notre conscience morale (que nous le suivions ou non). De plus, le beau plaît au-delà de tout intérêt ou de toute utilité comme le comportement moral est désintéressé ou n’est pas. Enfin, le beau est universel comme la morale qui fait de chacun, en tout lieu et en tout temps, une personne. D’ailleurs, Kant remarque que le langage commun témoigne de ces ressemblances entre le beau et le bien. « L’entendement commun est aussi habitué à prendre en considération cette analogie (…) Nous nommons des édifices et des arbres majestueux ou magnifiques, ou des campagnes riantes et gaies ; même les couleurs sont appelées innocentes, modestes, tendres, parce qu’elles suscitent des sensations qui contiennent quelque chose à l’état d’âme produit par des jugements moraux » (32).


D’aucuns nieront certainement le désintéressement, ou plus encore, l’universalité du beau. Mais c’est que, ce faisant, ils confondront le beau avec l’agréable. Si le sentiment du beau est immédiat, cela ne veut pas pour autant dire qu’il est instantané. Ce qui est instantané, c’est notre goût. De part notre tempérament, notre éducation, notre complexion, nous aimons spontanément telle ou telle chose, i.e. nous éprouvons un plaisir immédiat à leur contact (physique ou imaginé). Mais le beau est affaire d’expérience esthétique qui nécessite une éducation des sens. En effet, qui n’a jamais trouvé beau quelque chose qui fut désagréable au premier abord ? La vraie beauté, universelle et désintéressée, n’est accessible qu’à celui qui a éduqué sa sensibilité par la fréquentation des grandes œuvres d’art. Qu’importe les œuvres choisies, ce qui compte c’est l’habitude à esthétiser ses sens afin de s’élever au dessus de ce que notre plaisir sensible nous dicte spontanément. Le beau se manifeste donc sous la forme de cet étrange oxymore : « une expérience suprasensible ». Dans ces rares moments d’extase esthétique, c’est la part nouménale de nous-mêmes que nous touchons. C’est donc parce que le beau possède des caractéristiques semblable au bien, et qu’il « phénoménalise » une existence suprasensible, que Kant fait de la vraie beauté « le symbole du bien moral » (33). Il concluait déjà ces textes moraux ainsi : « eux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » (34).

 

Le moine au bord de la mer Caspar David Friedrich 029Caspar David Friedrich, Le Moine au bord de la Mer (1813)

  

En quoi cela est-il un signe ? Parce que, là encore, c’est la nature et son Auteur qui entrent en jeu. De la même manière que le progrès du droit humain nous conduit à la foi rationnelle du fait qu’il a la nature pour origine, c’est parce que le beau existe dans la nature (et non seulement dans les œuvres d’art), que l’expérience esthétique est une ouverture vers Dieu. Rappelons que Kant vit déjà les prémisses du romantisme allemand. Le XVIIIème siècle redécouvre le beau naturel loin de l’académisme du siècle précédent qui faisait de la beauté un ensemble de règles humaines, formelles et mathématiques. L’homme écrasé par la majesté d’un paysage de montagne ou d’une tempête en pleine mer, fait l’expérience du beau dans toute son essence. C’est pourquoi, sans dépasser les limites de la raison humaine, nous pouvons croire que tout se passe comme si le Créateur de l’Etre a fait la nature sensible de telle sorte qu’elle suscite en nous, par l’expérience esthétique véritable, un sentiment immédiat, désintéressé et universel, nous facilitant ainsi le chemin vers notre destination morale. Si le beau existe dans la nature comme ce qui élève l’animal humain vers sa pleine humanité, pourquoi, dès lors, ne pas croire que Dieu est Cause suprême d’une harmonie du Bien et de l’Etre ? La religion chrétienne, paradigme de toute pensée religieuse, ne fait pas autre chose que d’inviter à la foi par la beauté. Les représentations du Christ, le Requiem de Fauré, les chants de Solesmes, la Pietà à Saint-Pierre de Rome, etc. esthétisent la souffrance universelle et nous ouvrent les portes de la Rédemption divine.


Conclusion


En terme de religion, nul se saurait avoir le dernier mot – pas même un génie tel que Kant - car il n’est pas question de vérité. Le religieux est par-delà le connaître, c’est le règne du croire. Toutefois, ce n’est pas la porte ouverte à toutes les opinions (qui sont le plus souvent des préjugés qui s’ignorent comme tels) mais à des possibilités de penser.  


Quelles sont ces possibilités auxquelles nous ouvre le discours kantien ?

- Ne plus subordonner la morale à la religion : s’il n’y aurait plus aucune croyance en Dieu, la morale, telle que la découvre la rationalité, serait encore valable (35).

- Penser la religion en terme de rationalité pratique : d’une part, le religieux n’est pas déraisonnable puisqu’il met en jeu une foi rationnelle ; d’autre part, le religieux ne saurait être opposé à la science puisque les deux diffèrent en nature comme le croire du savoir, l’agir du connaître, la raison pratique de la raison théorique.

- Voir dans le credo chrétien l’essence même du religieux et dans la culture chrétienne un accès au suprasensible par l’expérience esthétique.


Il ne reste plus qu’à vous forger votre possibilité de penser la religion. Pour les plus courageux, le mieux serait encore de lire Kant par vous-mêmes en suivant l’itinéraire que voici : Les Prolégomènes à toute métaphysique futures vous permettront de faire la « critique » de votre raison, les Fondements de la métaphysique des mœurs de découvrir en vous-même le fondement de toute moralité, la Critique de la faculté de juger de comprendre ce qu’est le beau et d’esthétiser vos sens, l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de penser l’histoire humaine comme progrès sans tomber dans une optimisme naïf, enfin La Religion dans les limites de la simple raison, de  comprendre ce qu’une foi rationnelle peut signifier.

 


 

Notes

(0) Nous pensons ici à la démonstration de l’existence de Dieu par Descartes, à la communion intellectuelle - quasi mystique - de Spinoza avec l’entendement infini de Dieu, ou encore, à la théodicée de Leibniz qui prétendait se faire l’avocat de Dieu lui-même, le dédouanant ainsi du Mal en démontrant qu’il n’a fait que créé le meilleur des mondes possibles.

(1) L’homme est le seul être capable de se fixer lui-même des fins librement choisies et se distingue en cela des choses (sans conscience) et des animaux (mus uniquement par instinct). Kant, après Saint Thomas, rappelle que les hommes, qu’ils n’ont pas de « prix » mais une « dignité » d’êtres libres et raisonnables.

(2) Critique de la raison pratique, ch.1, théorème 2, sc. 2.

(3) Notons, que chez Kant disparaît dès lors le conflit entre le légal et le moral.

(4) Cette approche empiriste de la morale est très présente dans la pensée anglo-saxonne du XVIIIème siècle (Locke, Hume, Hutcheson, etc., et dans une moindre mesure aussi, chez Rousseau dont Kant fut un fervent admirateur.

(5) (La pensée continentale (Descartes en France, Spinoza en Hollande, Leibniz en Allemagne) renoue avec le platonisme qui fait de la sagesse une vertu intellectuelle.

(6) Cette notion d’une sensibilité non empirique a été découverte par Kant dans ses premiers textes épistémologiques. L’ « esthétique transcendantale » met en évidence le caractère à la fois sensible et transcendantal (i.e. non empirique) du temps.

(7) Critique de la raison pratique, Intro, Dialectique et analytique de la raison pure.

(8) Critique de la raison pratique, Analytique des concepts.

(9) La complétude a toujours été, dans la tradition philosophique, un signe de perfection.

(10) Critique de la raison pratique, Analytique des concepts.

(11) L’impératif moral est toujours un « impératif catégorique » (i.e. absolument nécessaire) tandis que les impératifs technico-pragmatiques demeurent des « impératifs hypothétiques » (subjectivement et relativement nécessaires.

(12) Voir sur ce sujet les débats houleux et engagés des Ecoles antiques : les socratiques, les platoniciens, les péripatéticiens, les stoïciens, les épicuriens, les cyrénaïques, etc.

(13) Critique de la raison pure, Canon de la raison pure.

(14) Il en s’agit pas pour Kant de parler d’un autre monde, mais toujours du même monde, de cette « partie » de monde qui nous demeurera toujours inconnu du fait que l’espace et du temps demeure immuablement les formes a priori de notre intuition sensible.

(15) Critique de la raison pratique, Dialectique de la raison pratique.

(16) La Science ne saurait s’illusionner elle-même car son savoir est un savoir expérimental. Une théorie est reconnue comme « scientifique » si elle passe le test de l’expérimentation qui la confronte au réel. Il existe une rationalité pure, dépourvue de toutes expériences, ce sont les mathématiques. Notons que pour Kant, privée d’expérimentation ne veut pas pour autant dire privé d’intuition sensible : penser une droite c’est la « tracer » virtuellement dans l’espace, compter c’est « ajouter » virtuellement des choses dans le temps, etc.

(17) Critique de la raison pratique, Analytique des principes.

(18) Kant pense ici à Leibniz, et plus particulièrement à Wolff.

(19) Ce que Kant oppose aux concepts de l’entendement qui font progresser la connaissance humaines car ils sont toujours susceptibles d’être concrétisés dans une expérience.

(20) C’est pourquoi la notion d’Idéal permet à Kant de raisonner au sujet de Dieu sans tomber dans les travers qu’il dénonce. En effet, il s’interdit catégoriquement de faire de cette Idée un usage « constitutif » d’une connaissance rationnelle du suprasensible, mais un simple usage « régulateur » de la pensée en général.

21) Cette croyance est, non seulement rationnellement fondée, mais plus encore, se distingue d’une simple hypothèse arbitraire. Un postulat est une proposition nécessairement dépendante d’une loi pratique ayant a priori une valeur inconditionnée. « Un besoin de la raison pure dans son usage spéculatif ne conduit qu’à des hypothèses, le besoin de la raison pratique à des postulats. » (Critique de la raison pratique, Dialectique de la raison pratique).

(22) La Religion dans les limites de la simple raison, Préface.

(23) Critique de la raison pure, Préface.

(24) La Religion dans les limites de la simple raison, III, 1, 4.

(25) Critique de la raison pratique, Dialectique de la

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6 juillet 2008 7 06 /07 /juillet /2008 15:30

Qui est Nicolas de Staël ? Nicolas de Staël est né en 1914 à Saint-Pétersbourg dans une famille aristocratique. Exilé en Pologne et orphelin très jeune il sera finalement formé à Bruxelles où il va acquérir une grande culture artistique. Il voyage ensuite en Europe et en Afrique et s’engage dans la légion étrangère. Suite à sa démobilisation, il se fixe en France, à Nice puis à Paris sous l’occupation. Après des années de travail et d’exploration de tous les genres de la peinture, il devient un artiste accompli et connaît le succès. En 1953, une dépression l’isole dans le sud de la France. Il vivra quelques mois en ermite à Antibes avant de se donner la mort.

 

Ce que j’aime dans les toiles de Nicolas de Staël, c’est ce que déplore David Sylvester : « une communion spontanée avec le monde visible », c'est-à-dire une façon de construire un paysage à partir de quelques touches, une façon d’aller à l’essentiel, une façon de nous faire plonger dans la profondeur des paysages, de nous impressionner par leur lumière. J’aime la surprise du peintre parfois lui-même spectateur de la naissance de formes sur la toile, j’aime ce que l’historien André Chastel a appelé « le miracle de la trouvaille instantanée, irrésistible ». Ce que j’aime c’est le personnage de Staël, ses nombreuses correspondances, ses commentaires, ses réflexions toujours exprimés avec des mots justes et poétiques. J’aime son atelier de Montparnasse dont P. Waldberg dira : « L’atelier de Staël tient du puits, de la chapelle et de la grange par ses proportions démesurées, sa blancheur austère et son atmosphère d’activité intense, mais recluse. Les visiteurs qui, non prévenus, y pénètrent se trouvent dès le seuil en perte d’équilibre, leur habitude de voir se trouve déjouée, quelques chose en eux se dégonce, et les plus prompts au commentaire se trouvent momentanément à courts de mots ».

 

« Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine »

Après ses études aux Beaux Arts de Bruxelles, de Staël entreprend plusieurs voyages qui le conduiront jusqu’à Marrakech. Faits d’expérimentations et d’émerveillements, ils vont confirmer sa vocation. Il en rapportera des dessins et des aquarelles mais de Staël est encore très jeune et c’est aussi le temps du doute et du questionnement : « Parfois la distance de mon travail à mes rêves me fait rire, Maman, rire de moi avec tristesse ».


  Du combat de traits à la forme couleur
 


Les premières toiles de Staël sont des compositions abstraites de lignes nerveuses et géométriques. Le peintre compose souvent à partir des lignes de force d’objets concrets comme des marteaux ou des tenailles. Il structure ses peintures selon un alphabet rigoureux qu’il construit au fil de son travail.

 



de la danse, 1947


De Staël introduit peu à peu la géométrie des formes dans ses « combats de traits ». En appliquant une matière riche et lourde au couteau en aplats, les traits s’épaississent jusqu’à donner naissance à des formes qui ravissent de Staël. « C’est peint à la pate dentifrice, cette merveille parmi les merveilles qui enchante l’enfant qui se cache en nous » dira Jean Bauret. De Staël est lui-même surpris et reconnait perdre prise sur ses propres compositions :


  rue Gauguet, 1949

 
« Cela ne dépend pas du talent, cela ne dépend pas de la maîtrise, cela ne dépend pas de la volonté de faire ou de ne pas faire quelque chose. On se perd à jamais à partir de l’instant où quelque chose se passe, tout est là, hors de nous ».

 

Cette période marque l’avènement simultané de la forme et de la couleur dans l’œuvre de Staël. Il simplifie les formes qui résultent de plus en plus de son geste de maçon, et les confronte à la couleur pure.

 

 

les toits, 1952

 

Entre abstraction et figuration, une autre voie

 « Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace. »

 

L’espace que de Staël cherche à représenter, ce sera en premier lieu le paysage. Les formes qu’il peignait deviennent des éléments du paysage.  Avec les moyens renouvelés dont il s’est doté, il peindra les toiles de sa maturité en ne retenant du paysage que l’aspect formel et l’intensité de la lumière.
 

« L’espace pictural est un mur mais tous les oiseaux du monde y volent librement. »


Sicile (vue d'Agrigente), 1954


Il construit désormais l’espace à partir de larges pans de couleurs étalés avec force et se situe ainsi sur une limite entre abstraction et figuration. Pour E. H. Gombrich, « les touches simples mais subtiles s’organisent souvent en évocations de paysages ; il donne à merveille l’impression de la lumière et de la distance sans faire oublier la qualité de la peinture.»

 
« On ne peint jamais ce qu’on voit ou qu’on croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu »


                   

route d'Uzès, 1954                                                                                                                              phare de Gravelines

 
La réinvention des genres

De Staël ne va pas seulement explorer le paysage. Il va s’intéresser et renouveler plusieurs grands genres de la peinture classique, notamment le nu et la nature morte.

       
nu debout, 1954                                          nu couché bleu, 1955

       
bouteilles, 1954                                                                   le concert, 1955

 



Bibliographie:

Nicolas de Staël, une illumination sans précédent, Marie du Bouchet, Gallimard

Histoire de l'art, E.H. Gombrich, Phaidon

L'art Moderne et contemporain, Serge Lemoine, Larousse

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12 juin 2008 4 12 /06 /juin /2008 18:17



1) La caresse comme langage du désir


   Caresser le corps de quelqu’un est ce fait de toucher légèrement la chair dans un mouvement doux et calme. L’être caressant donne sa propre signification à son geste qu’il espère agréable à l’être caressé. En effet, la caresse peut servir à réconforter, à apporter un simple soutien affectueux, mais le plus souvent elle témoigne un désir pour un être aimé. C’est justement dans le cas de l’amour charnel que la caresse révèle son lien essentiel avec le désir.
    Réduire l’amour charnel à un pur besoin revient à considérer la sexualité comme simple « rut », tel qu’il est mis en scène dans la pornographie où tout baiser et toute caresse sont absents. La sexualité est alors brute, voire brutale. En effet, le besoin est toujours vital et doit être entièrement assouvi. Par exemple, la faim - ce besoin de nourriture -, traduit un manque vital de l’organisme qui entraîne une consommation de nutriments ad hoc. Mais certains « besoins » ne peuvent jamais être comblés, nous les nommons alors désirs, tel le désir de reconnaissance ou d’affection. Aussi, bien que résultant d’une pulsion sexuelle – fruit d’un besoin –, l’amour n’est toujours que partiellement satisfaisable. La présence de l’être aimé ne comble pas totalement notre amour comme le verre d’eau assouvit totalement (bien que temporairement) notre soif. Elle comble notre désir en même temps qu’elle le creuse. Sur le plan charnel, l’amour n’est donc pas une pure sexualité mais laisse une grande place à la sensualité, qui voit le règne de la caresse.
     L’amour véritable est donc désir, en tant qu’il n’est pas un pur besoin, et la caresse est son outil privilégié pour communiquer entre les êtres mutuellement aimé et aimant. Si l’amour est si difficile à traduire par des mots, la caresse permet, à elle seule, de faire passer les émotions entre les esprits à travers les corps. Comme l’écrit Sartre, « le désir s'exprime par la caresse comme la pensée par le langage ». La caresse est le langage des corps qui s’aiment.



Gustav Klimt, Le baiser



2) La caresse comme échec de l’appropriation d’autrui


     La caresse est donc ce témoignage de notre désir pour l’autre mais révèle de surcroît notre besoin d’appropriation de l’autre. En effet, il existe bien une part de besoin dans l’amour qui nous pousse à nous approprier l’être aimé, à le consommer comme on consommerait un aliment. En mangeant, c’est une partie de moi-même que je m’approprie car les molécules constitutives de l’aliment vont renouveler les molécules de mon organisme. Bien plus qu’un simple contact entre deux épidermes, la caresse traduit corporellement cette tentative d’appropriation totale de l’autre. Je te caresse à défaut de pouvoir de manger. Mais cette tentative est ontologiquement vouée à l’échec car le désir ne peut s’approprier l’objet de son désir sous peine de s’auto-anéantir comme désir et de redevenir besoin. Dans la caresse, la fragilité apparente du geste révèle cette tentative désespérée de satisfaire totalement le désir amoureux. La caresse est à la fois témoignage et échec, témoignage de l’échec.
     Mais c’est cet échec qui fait partie de l’essence même de l’amour : l’altérité de l’être aimé est préservée, i.e. aimer n’est jamais s’approprier complément l’être aimé. L’être aimé n’est pas un objet que je consomme mais que je caresse en tant qu’il est un autre non appropriable. La caresse affirme en trame de fond : je suis heureux que tu sois . L’amour appelle la simple présence de l’être aimé et le reconnaît comme étant autre. Tout en témoignant notre désir, la caresse confirme donc à l’autre qu’il reste autre, irrémédiablement autre.
     Cette part insaisissable de l’être aimé, lui permettant de rester ontologiquement autre, crée cette dimension de recherche que l’on rencontre dans l’amour. Malgré une impossibilité par nature, la caresse dévoile cette manière dont je recherche tragiquement l’autre. Il ne s’agit cependant pas d’un investissement en tant que prise totale – emprise –, mais d’une recherche respectueuse. Il revient à Levinas d’avoir su parfaitement mettre des mots sur cette idée : « la caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. » Aimer quelqu’un n’est-ce pas prendre un aller simple vers l’inconnu ? Qui pense déjà à réserver le billet-retour lorsqu’il part pour le pays de l’amour ? Sur le plan charnel, la caresse est ce tâtonnement à l’aveugle, telle une « marche à l’invisible » dans l’obscurité qu’est l’amour véritable, car aimer c’est ne pas voir où l’on va. Il ne faut donc pas comprendre cette recherche comme méthodique et déterminée vers un but connu à l’avance. L’essence du désir fait que la découverte est concomitante de la recherche elle-même. C’est en satisfaisant mon désir que je comprends, au fond, ce que je désirais. Ecoutons encore Levinas : « cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. »


3) La caresse comme réalisation de mon fantasme sur le corps d’autrui

    Affirmer que je comprends seulement après coup quel était véritablement l’objet recherché par mon désir, c’est affirmer il n’y a pas d’être désirable en soi. Il n’y a, par exemple, pas de personne absolument belle et toujours désirable par le simple fait qu’une personne peut nous sembler désirable puis repoussante à un autre moment de notre vie. En d’autres termes, je ne désire jamais quelqu’un seulement pour ses « qualités » intrinsèques. Si l’amour se tourne vers un être réel, mon désir me le fait voir autrement qu’il n’est réellement, car désirer c’est rendre désirable un être désiré. Ecoutons Spinoza : « nous ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons. » Cette inversion, bien que peu naturelle au premier abord, est fondamentale car elle fait apparaître toute la dimension fantasmatique du désir, théorisée bien plus tard par Freud. L’être désiré est à la fois réel et irréel, fruit d’une attirance due à des « qualités » intrinsèques et d’une projection de « qualités » imaginaires.
     Nous avons vu que l’amour n’est pas pur besoin, c'est-à-dire qu’il n’est pas un processus excitation-réponse, car il accorde une place principielle aux représentations psychiques. Aimer n’est pas obéir à un stimulus externe mais construire un univers de représentations personnelles – des fantasmes – autour de la personne aimée. Mais il ne faut pas comprendre ici le fantasme avec le sens péjoratif qu’on lui donne habituellement, mais au contraire, comme ce qui donne sa dignité à l’amour, le distinguant du besoin vital et primaire. Dans le rêve, le désir est totalement fantasmé,
« halluciné » nous dit Freud. Dans la réalité, il recherche la présence de l’être désiré en ne supprimant jamais totalement la dimension fantasmatique. Enfin, dans le langage courant, caresser possède un sens figuré. En effet, nous disons « caresser une idée ou un rêve » pour signifier « entretenir ou nourrir une envie ». Caresser c’est donc aussi souhaiter, espérer… en un mot comme en cent, fantasmer. La caresse est donc le mode d’exister de ce paradoxe réalité-fantasme caractéristique du désir. La caresse est alors cet outil de création de l’être fantasmé.
      Nous touchons quasiment au but car nous pouvons désormais affirmer que caresser l’être aimé c’est donc lui dire « je t’aime » en le redessinant à l’image de l’être que l’on désire aimer. D’ailleurs n’y a-t-il pas certaines similitudes entre l’artiste qui dessine un portrait et l’être aimant qui caresse le visage de l’être aimé ? Caresser n’est-ce pas, d’une certaine manière, redessiner les contours de ce que l’on caresse ? On épouse tendrement les formes du visage comme on en dessinerait soigneusement les traits. Caresser c’est donner vie à notre désir comme l’artiste donne vie à son oeuvre. Caresser une personne (réelle), c’est donc dessiner sur elle l’être aimé (irréel). Ainsi, la caresse est donc cet acte d’union du réel et de l’irréel, de la réalité et du fantasme.


Bibliographie

Spinoza, Ethique
Freud, La Science des rêves
Sartre, L’être et le néant
Levinas, Totalité et infini

Mot-clés

Amour, besoin, caresse, désir, fantasme, représentation, rêve, sexualité, visage.
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