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7 septembre 2012 5 07 /09 /septembre /2012 16:38

  

Ce nouvel article se positionne dans la lignée du précédent (Une lecture de Kant : modernité, science et foi chrétienne) : parler du fait religieux, non pas en se référant à des dogmes, mais en usant de la seule faculté de jugement. Il s’agit d’essayer de dire quelque chose sur cet indicible qu’est la Transcendance du divin et le mystère de la foi par la voie de l’intelligence.  

Toutefois, cette expression « par la voie de l’intelligence » doit d’abord être précisée. Pour commencer, elle invite à distinguer radicalement la religion de la superstition religieuse. L’homme superstitieux croit tout et n’importe quoi. Son imagination incontrôlée l’emporte à l’encontre même de son intelligence. Le fanatisme et les atrocités commises au nom de Dieu ont toujours pour origine un sentiment superstitieux, usurpant leurs légitimités à une prétendue foi religieuse. De tels actes s’enracinent toujours dans l’ignorance et la bêtise. La superstition religieuse est une insulte à l’intelligence autant qu’à la véritable religion. Néanmoins, cela ne veut pas dire que nous souhaitions penser la religion rationnellement car la rationalité appartient à un certain type de discours : le discours scientifique. « Par la voie de l’intelligence » signifie donc en opposition avec l’irrationnel (la religion n’est pas la superstition), sans toutefois se confondre avec le discours rationnel (la religion n’est pas la science).

Toute la difficulté d’un discours sur le religieux par la voie de l’intelligence, qui ne se confondrait pas avec un discours scientifique, repose sur cette difficulté de penser le fait que l’intelligence humaine ne s’exprime pas uniquement sur le mode rationnel. Réciproquement, en tentant de dire quelque chose d’intelligent sur le fait religieux, le contenu éclairera la forme même de cette pensée. L’intelligence de Dieu révèle autant Dieu que l’intelligence elle-même. Le croyant connaît bien cette forme de pensée dans laquelle il doit maintenir sa foi entre superstition d’un côté, et réduction scientifique de l’autre. Le croyant est tel un randonneur qui, marchant sur la crête d’une montagne, avancerait prudemment dans l’obscurité pour ne jamais tomber ni d’un côté ni de l’autre du précipice.

 


Le dogmatisme rationaliste


Nous l’avons dit, le point départ de cette réflexion est de cesser d’associer spontanément l’intelligence et la rationalité, car l’intelligence humaine ne s’exprime pas uniquement sur le mode rationnel. Une telle association est le fruit d’une idéologie que l’on peut nommer, « rationalisme dogmatique » selon laquelle 1) la raison est la seule source d’une connaissance vraie du monde, 2) la science est le paradigme de tout discours rationnel et de toute connaissance du monde. C’est pourquoi, au bout du compte, rationalisme dogmatique rationaliste et scientisme se confondent. Au quotidien, cela signifie qu’être intelligent et raisonner ne serait qu’une seule et même chose, que nous serions tous des scientifiques en puissance dès lors que nous userions de notre intelligence (1).

Illustrons cette idéologie par l’une de ses expressions les plus significatives. Ernest Kahane, figure importante de la vie intellectuelle française dans les années 60 et rationaliste dogmatique convaincu, affirme que « la seule voie de la connaissance est le travail de la raison sur les faits de la nature et de la société » (2). En d’autres termes, tout savoir notre étude, aussi bien de la nature que de l’homme, n’atteint véritablement le statut de « connaissance » que s’il repose sur notre faculté rationnelle. De telles connaissances, de la nature et de l’homme, systématisées et formulée en discours, forment les sciences naturelles et les sciences humaines : « la connaissance (…) ne prend un caractère véritablement rationnel qu’au prix d’une élaboration par laquelle elle entre dans le système logique, intelligible et coordonné qui constitue la science ». Mais, le dogmatisme rationaliste ne se révèle comme tel que lorsque E. Kahane précise que « les rationalistes ne restreignent pas l’usage [de cette condition de connaissance vraie] aux seules études scientifiques, et considèrent cette méthode comme universellement valable, et comme seule valable. » Au plus présent de notre quotidienneté, au plus intime de notre vie cognitive, le rationalisme dogmatique injecte l’idée suivant laquelle chercher la vérité ne peut se faire que via la pensée rationnelle. Quelque soit l’objet de la pensée humaine, seul l’usage de notre raison nous ouvre un accès à la vérité du monde, ou tout au moins, à un discours intelligent sur celui-ci. Comment dès lors ne pas réduire l’intelligence humaine à la rationalité et ne pas considérer avec mépris toutes les autres formes de discours qui prétendrait dire une vérité sur le monde en les qualifiant, du terme devenu péjoratif, d’« irrationalité » ? Le texte de notre auteur est clair et sans compromis : « le rationalisme comporte explicitement l’hostilité à toute métaphysique, le refus de tout inconnaissable a priori, et l’exclusion de tout autre mode allégué de connaissance, tel que la révélation, l’intuition réduite à elle seule, etc. » Le rationalisme dogmatique oppose deux blocs de façon extraordinairement simpliste.  D’un côté, l’intelligence, la rationalité, la science et le vrai ; et de l’autre, l’ignorance et la superstition. Ce côté, qu’il faut combattre à tout prix, contiendrait la réflexion humaine par-delà la science (« toute métaphysique »), le savoir  indépendant de la preuve expérimentale (« tout inconnaissable a priori »), les vérités de foi (« la révélation ») ou encore, le savoir immédiat et non démontrable (« l’intuition réduite à elle seule »). Nul différence donc entre la foi véritable et la superstition populaire, nulle différence non plus entre le mysticisme chrétien et le charlatanisme, nulle différence enfin entre les écoles philosophiques de l’Antiquité et les sectes contemporaines. Pour le rationaliste dogmatique, il ne s’agit jamais que d’un prétendu savoir irrationnel digne de curiosité que notre époque regarde comme l’adulte condescendant qui croit « tout savoir » regarde de haut l’enfant qui le questionne naïvement. Les Anciens seraient les enfants de l’humanité, non dotés encore de la pleine faculté rationnelle et expliquant le monde comme par des contes et des légendes au mieux « amusantes », si ce n’est dangereuses. Quelle extraordinaire amputation de tout un pan de la pensée humaine déployée à travers plus de deux millénaires ! Le rationaliste dogmatique réduit tout et confond tout. Il empêche aussi bien de  penser le fait religieux, comme de lire les Anciens, et même de comprendre ce qu’est véritablement la science.

 

Le retour à la lecture des Anciens

 

La raison

 

C’est d’abord tant qu’être vivant que l’homme pense. Par conséquent, les Anciens comprenaient la pensée humaine à partir du phénomène vivant. Selon eux, la vie est le résultat d’un « souffle » nommé psychè qui anime les corps matériels (3). Dans un texte célèbre, Aristote divise la psychè en trois catégories : végétative, sensori-motrice, cognitive (3bis). Les plantes ne possèdent que la première catégorie de psychè. C’est avec la psychè sensori-motrice que commence la vie consciente des animaux qui se représentent le monde dans lequel ils se déplacent, se nourrissent et ressentent la douleur et le plaisir. Quant à l’homme, il possède une vie végétative inconsciente (respiration, croissance, circulation, digestion, etc.), une vie sensori-motrice animale (sensation, émotion, déplacement, etc.) (4) et enfin, une vie cognitive où la représentation du monde devient connaissance de celui-ci.

 

http://antikforever.com/Dico/auteurs/images/aristote02.jpgAristote

 

Il est vrai que la psychè sensori-motrice offre déjà un premier type de savoir.  Je sens cette fleur, je touche cette peau, je vois cette couleur, je ressens cette émotion, etc. Singulière et subjective, cette « connaissance » sensible procède immédiatement d’apparences particulières des choses et ne met pas en jeu notre faculté raisonnante. A l’inverse, la dimension cognitive de la psychè humaine offre une connaissance objective des choses en général par le biais du concept. Je définis ce qu’est une fleur, une peau, une couleur, une émotion, etc. La faculté de l’esprit qui entre alors en jeu, les Grecs la nommaient logos, ce que les Latins traduisent par ratio (raison). La raison abstrait des informations du flux ininterrompu des données sensibles, les classe en établissant des mesures et cherche à les ordonner au sein d’un système. La raison est, à la lettre, la faculté humaine qui établit des rapports (des « ratios ») entre les données de sens. Ces relations entre les choses forment une connaissance générale et objective. Au final, la « connaissance » sensible n’est pas, à proprement parlée, irrationnelle mais plutôt infra-rationnelle. C’est l’imagination qui prolonge la connaissance sensible pour créer la connaissance irrationnelle (6). La connaissance rationnelle repose sur des déductions successives à partir de prémices (les raisonnements). Par exemple, à partir de l’axiome suivant lequel, par un point il ne passe qu’une seule droite parallèle à une autre droite, l’esprit humain construit une connaissance rationnelle de l’espace nommée « géométrie euclidienne » par une série de démonstrations et de théorème intermédiaires. 

 

L’intellect

 

Mais pour les Anciens, la rationalité n’est pas la seule faculté de la dimension cognitive de la psychè humaine. A la connaissance médiate et discursive qui découle de la raison, les Anciens opposaient une connaissance intuitive. Qui, en effet, n’a jamais eu l’intuition d’une vérité ? L’homme est capable de penser la vérité des choses « en un éclair » sans passer par les étapes d’un raisonnement. D’ailleurs, c’est bien souvent l’intuition d’une vérité qui oriente notre raisonnement dans le but de démontrer rationnellement que notre intuition première était vraie. Or, cette connaissance intuitive n’est pas une connaissance sensible car il ne s’agit pas d’une connaissance par l’intermédiaire de nos sens. Elle n’est pas non plus rationnelle car elle n’est pas le fruit de déductions. La lecture d’Aristote nous apprend que les Anciens expliquaient cette connaissance par une faculté spécifique qu’ils nommaient noûs et que l’on peut traduire par intellect.

 

Raison et intellect sont donc les deux facettes de notre intelligence. Qui plus est, de la même façon que le raisonnement est l’acte spécifique par lequel notre raison nous fait connaître le monde, l’intellection (que les Grecs appelaient noèsis) est l’acte spécifique de notre intellect. Dans son épistémologie, Aristote fait une place importante à cette « connaissance intellective » (épistèmè noètikè) (5) et la distingue nettement de la connaissance scientifique qu’il fait reposer sur des chaînes des déductions rationnelles (les « syllogismes », littéralement avec-raison). Toutes deux ont pour finalité d’atteindre la même vérité, l’une par déduction, l’autre par intuition. Tandis que les syllogismes peuvent nous conduire dans l’erreur si nous raisonnons mal, l’intellection, quant à elle, ne saurait nous tromper. Lorsque l’esprit « intellecte » une chose, il en saisit immédiatement l’essence, i.e. ce que cette chose est elle-même véritablement. Par l’intellection, se forme, dit Aristote,  un « premier universel dans l’esprit [car] il est vrai que l’on perçoit l’individuel, mais la perception porte sur l’universel, par exemple sur l’homme et non sur l’homme Callias »  (7). Nous ne percevons pas la singularité d’un étant unique (par ex. un homme dénommé Callias) mais l’individualité d’une essence (ici l’homme en général). Lorsque j’affirme, en face de Callias, qu’il est zôon logon échon (littéralement, « animal possédant la parole » (8) ou corrélativement « animal rationnel » (9)), je ne dis pas tant quelque chose au sujet de Callias que de son humanité, car j’ai perçu quelque chose de l’essence de tout être humain à travers Callias.

 

 

 « L’œil de l’esprit » 

 

Si l’intellect n’est pas rationnel, il ne s’oppose cependant pas à la raison. Il n’y a jamais qu’une seule vérité qu’elle soit acquise par le raisonnement ou par l’intellection. Raison et intellect ne sauraient être en désaccord quand ils atteignent la vérité. C’est pourquoi, il n’est pas incohérent d’user de notre raison pour tenter d’en « dire » quelque chose de l’intellection sans la dénaturer. En effet, il est possible de le penser sur le mode de l’analogie. Aristote remarque que la connaissance intellective possède une similitude avec la connaissance sensible : l’immédiateté.  Par exemple, dans le cas de la vision, percevoir l’essence d’une chose, tout comme percevoir la blancheur d’un objet placé sous notre regard, ne nécessite nullement de médiations déductives car on est dans l’immédiateté d’une « connexion » de l’esprit avec la chose (sensible ou intelligible). De cette similitude, Aristote propose de construire une analogie entre l’intellection d’une essence et la vision d’un objet.

 

La vision est une image mentale résultant de la connexion des yeux et d’un objet extérieur. Aristote, dans son vocabulaire, affirme que « l’objet actualise l’œil », c’est-à-dire qu’il y active la vision contenue en puissance. Le phénomène de la vision met donc en jeu trois éléments : l’œil, l’image mentale et l’objet extérieur. Par analogie, le phénomène de l’intellection met en jeu trois éléments : l’intellect, la connaissance intellective et l’essence. Il s’ensuit par analogie l’essence actualise l’intellect, c’est-à-dire qu’il y active l’intellection contenue en puissance. La saisie intuitive et immédiate d’une essence est une actualisation de la faculté intellective de notre esprit. De façon plus imagée, l’intellect est tel un « œil » de l’esprit qui voit les choses sous l’angle de leur essentialité. Tandis que l’œil plonge dans le monde sensible – monde de l’espace et du temps – pour nous faire voir les choses dans leur apparence matérielle, l’intellect s’arrache au flux spatio-temporel pour nous faire « voir » les essences qui composent le monde intelligible (10).  

 

L’intellect agent séparé 

 

Aristote, poursuivant l’analyse de la vision précise que l’objet, pour être vu, a besoin de lumière. Notre œil en effet ne saurait voir qu’un objet 1) ou bien être éclairé 2) ou bien lumineux par lui-même. Dans le vide absolu ou dans l’obscurité totale, nos yeux ne verraient rien. Par analogie, l’acte mental de l’intellect doit donc mettre en jeu un élément analogue à la lumière pour les essences. Par métaphore, nous pouvons dire qu’il doit exister, dans le monde intelligible, une « lumière » qui éclaire les essences afin que nous puissions les « voir ». Or, c’est bien ce « soleil » du monde intelligible qui nous permet d’appréhender méta-rationnellement ce que pourrait être Dieu.  Dans le jargon aristotélicien, la lumière est la « vision pure en acte » (13) car elle est ce par quoi tout objet peut en puissance être vu si elle l’éclaire. Elle est « l’agent » de toute vision car elle permet l’actualisation par l’objet extérieur de la vision contenue en puissance dans notre œil. Par analogie avec la lumière  comprise comme agent séparé permettant la vision, l’essence n’actualise l’intellect que s’il existe un intellect agent séparé qui rend l’essence intelligible. Il est un intellect pur en acte qui confère à l’essence son caractère intelligible. En ce sens, Aristote affirme de cette cause faisant passer à l'acte les intelligibles en puissance qu’elle est le « premier intelligible ». Mais cette antériorité n’est pas chronologique mais ontologique : parce que sans cet intellect agent, nous ne pourrions connaître aucune essence. Il est l’essence ontologiquement première, celle par laquelle les autres essences sont intelligibles. Les Anciens nous permettent ainsi d’appréhender Dieu comme « l’intellect agent séparé », comme métaphoriquement la source de lumière du monde intelligible. L’intellect agent séparé (le Noûs avec un grand N chez Aristote) est la première intelligence qui 1) se pense elle-même, 2) par cette pensée première permet le reste des connaissances intelligibles des essences par notre intellect (noûs).

 

 

Les conséquences pour la pensée de Dieu

 

L’intelligibilis lux

 
 

Suivant l’affirmation d’Aristote selon laquelle "sans l'intellect agent, rien ne pense" (14) les Anciens affirmaient que cette première intellection de Dieu par Dieu (Noèsis) est la cause de toutes nos intellections (noèsis). Commentant longuement cette phrase sibylline, Denys l’Aéropagite, vulgarisateur chrétien de la doctrine d’Aristote vers l'an 500, évoque ce « don de lumière immatériel » (15) qui est « la plénitude de contemplation selon l’esprit » (16) et par lequel l’homme peut réussir à avoir une intuition des essences car « elle purifie, illumine et parfait » (17) et permet à l’intelligence d’accéder à la vérité. Augustin hérite aussi de cette conception du divin qu’il reformule en termes de « lumière intelligible » (intelligibilis lux). Dieu est l’intelligibilis lux qui « éclaire » les vérités intelligibles pour les rendre visibles aux yeux de l’esprit. Celui qui use de son intelligence ce peut accéder à la vérité des choses de ce monde grâce à la « lumière » de Dieu : « ô Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui et par qui sont rendues intelligibles toutes les choses qui brillent à notre esprit » (27).

 

Avec ce que nous avons expliqué précédemment, nous pouvons comprendre en quel sens l’intellect agent est paradoxalement l’essence première sans être lui-même une essence intelligible. L’analogie peut, encore une fois, nous aider à lever cette contradiction apparente. Si nous demandons si une intellection de l’intellect agent est possible, cela revient à demander s’il serait possible de voir la lumière elle-même. Or, nous savons qu’on ne voit jamais la lumière en elle-même mais uniquement des objets lumineux. Même lorsque nous affirmons voir un « rayon de lumière », il s’agit en réalité de la vision des particules flottant dans l’air éclairées par diffusion de l’énergie lumineuse.  Mais si notre œil ne saurait voir qu’un objet matériel et concret, notre intelligence peut conceptualiser une lumière immatérielle et abstraite. Les Latins avaient, dès le moyen-âge, conceptualisé cette lumière pure et invisible et la nommaient lux (en la distinguant clairement de lumen qui signifiait « lumière » par abus de langage, la lumière que l’on « voit ») (26). Par analogie, tout comme nous « voyons » indirectement la lumière par l’intermédiaire des objets du monde sensible qu’elle rend visibles, l’œil de l’esprit peut « voir » indirectement l’intellect agent par la médiation des essences singulières qu’il intuitionne. Enfin, nous pouvons faire une autre conclusion analogique du fait que la lumière (lux) n’est pas visible, mais est une sorte d’énergie qui « s’éclaire » elle-même et que de cet éclairement premier procède toute lumière visible (lumen).

 

« Dieu est lumière »

 

Parce que la Transcendance divine, nous l’avons dit, n’est pas de l’ordre du dicible, elle a été symbolisée, dans le langage biblique par des métaphores lumineuses. Ainsi la Création du monde par Dieu, devient accessible au profane par l’image de la lumière qui éclaire l’obscurité. « Que la lumière soit ! Et la lumière fut (…) et Dieu sépara la lumière des ténèbres » (28). Là où il n’y avait absolument rien, pur néant, Dieu crée l’Etre. Il est la cause ontologique de tout ce qui est comme la lumière est la cause de toute vision des objets encore invisibles dans l’obscurité. Il guide l’intelligence humaine vers la vérité du monde qu’il a créé et permet la saisie des essences qui sont nécessairement ce qu’elles sont par Lui. Là encore, nous retrouvons l’image de la lumière qui éclaire l’homme sur le chemin de la vérité : la parole divine est, pour le croyant, « une lampe pour mes pas, une lumière sur ma route » (29) car Dieu est lui-même « lumière éternelle » (30).

 

Mais plus encore que les Ecritures saintes, c’est bien toute la culture chrétienne qui, au travers deux milles ans d’art religieux, a fait vivre cette analogie entre Dieu et la lumière. L’art peut représenter humainement l’intelligibilis lux plus justement que le discours n’essaye de le dire par ses métaphores. L’analogie a toujours quelque chose de trompeur car l’idée, transmise par les mots, risque d’être prise au pied de lettre et d’ouvrir la voie à la croyance superstitieuse. La capacité de penser Dieu par analogie avec la lumière pure, abstraite, immatérielle n’est pas accessible au plus grand nombre. Dès lors, n’usant pas de leur intelligence pour s’élever au méta-rationnel, mais de leur imagination pour retomber dans l’irrationnel, nombreux sont ceux qui s’égarent sur les routes métaphorique du discours. C’est pourquoi l’art peut guider les hommes vers la transcendance du divin moins dangereusement peut-être que le discours. Par le biais des sensations esthétiques, l’artiste chrétien essaye de faire éprouver un sentiment du divin. Certes, un tel sentiment du divin ne sera jamais une intellection de son essence car il ne met pas en jeu l’intellect pur. Toutefois, par la force du symbole, l’œuvre d’art élève l’homme à une représentation de Dieu entendu comme Intellect agent. Prenons deux exemples ; pictural d’abord, architectural ensuite.

 

http://remue.net/IMG/jpg/la_Mort_de_la_Vierge.jpgLa mort de la Vierge  (Caravage) 

 

Dans le tableau La mort de la Vierge, la force de suggestion du symbole de la lumière élève le spectateur à une représentation chrétienne de Dieu. La lumière qui vient se poser sur le corps de la Vierge est comme un « coup de projecteur ». Caravage n’a volontairement pas respecté les caractéristiques de la lumière naturelle (lumen) en ne représentant pas une lumière diffuse et latérale. Le fantastique clair-obscur peint par Caravage et la raideur du faisceau de lumière invite à y voir la lux spirituelle. La composition du tableau est telle que le Caravage guide naturellement le regard à s’élever jusqu’au coin du tableau en haut à gauche. Dieu, ou la présence d’une absence, est la source de la lux par laquelle la Vierge, peinte avec la pâleur des morts, reçoit l’onction divine, son âme étant comme en lévitation dans ce faisceau lumineux surnaturel.

 

La vision béatifique  

 

Si le christianisme a su propager la métaphore grecque « Dieu est lumière », il l’a aussi prolongé et dépasser en allant jusqu’à penser ce qu’un Grec n’aurait jamais osé penser. En effet, nous l’avons dit, un Ancien ne saurait concevoir une intellection directe de Dieu par un intellect fini. Or, cela a été rendu possible par l’idée radicalement nouvelle de Résurrection. Il est dorénavant possible pour l’intellect humain de « voir » Dieu directement au travers de ce que le langage chrétien nomme la « vision béatifique ». Ce que les Anciens pensaient impossible devient réalisable dans la vie post mortem du chrétien où les yeux de l’intelligence - devenu pur intellect désincarné de toute chair – contemplent en face à face la vérité du Verbe. Dans la Jérusalem céleste, envahie de toute part par la lumière (lux), l’intelligence ne verra plus seulement par Dieu mais en Dieu : « autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur » (31). Benoît XVI, qui en tant que pape continue d’affirmer les principes fondamentaux de la foi catholique, définit cette saisie immédiate de l’essence de Dieu par « une vision intuitive et même face à face, sans médiation d'aucune créature » (32). Même l'humanité du Christ n'est, dans ce cas, plus entre Dieu et les hommes. Et c’est justement parce que cette rencontre personnelle avec Dieu est source de joie éternelle, que cette vision nous apporte, à la lettre, la béatitude. Ce bonheur éternel, plongé dans la lumière divine est « l'objet même de l'espérance chrétienne » (33). 

 

 

http://www.patrimoine-histoire.fr/images/Patrimoine/SaintDenis/eStDenis/StDBas10.JPGBasilique de Saint-Denis

 

 

Lorsque l’Abbé Suger entreprend la restauration de la basilique de Saint-Denis au XIIème siècle, il souhaite donner au croyant une représentation de la vision béatifique qui l’attend dans l’autre monde. En effet, il demanda les vitraux les plus radieux pour qu’ils éclairent l’âme des fidèles et afin que, à cette lumière, ceux-ci parviennent à « voir » la lux. Les progrès techniques de l’époque gothique ont permis, au niveau du chœur, de créer un mur exceptionnel de lumière continue. Et, fait rarissime, le budget du maître verrier attaché à l'entretien des vitraux aurait, dit-on, coûté plus cher que la construction de l'édifice ! Ainsi le bain de lumière du déambulatoire de son abbatiale, rendu possible par l’architecture gothique, préfigure la vision de la lux divine. Encore aujourd’hui, le visiteur est « béat devant cette lumière qui plonge d'en haut, ces torrents étincelants qui se déversent sur lui, ces fluorescences polychromes qui marient merveilleusement la teinte somptueuse de la giroflée aux pourpres, aux verts profonds et aux bleus couleurs d'azur. Bref, cette mosaïque translucide qui semble avoir ravi au soleil ses pierreries les plus scintillantes ne symbolise-t-elle pas à la perfection la limite impalpable qui se glisse entre l'âme humaine et l'essence divine ? » (34).

 

 

La science face à la méta-rationalité

 

Le méta-rationnel

 

Nous venons de voir comment, par la lecture des Anciens, il est possible de renouveler le discours sur Dieu. Mais, comme nous l’avons dit en introduction, l’intelligence de Dieu révèle autant Dieu que l’intelligence elle-même. Aussi nous avons renouvelé notre conception de l’intelligence humaine en concevant une intelligence-non-rationnelle-et-nullement-en-désaccord-avec-la-raison : l’intellection est un mode de connaissance méta-rationnel. Tandis que la rationalité est encore liée au sensible - au moins en tant qu’elle l’ordonne et le classe -, la connaissance méta-rationnelle procède de notre seule intelligence. Son contenu est la saisie intuitive de l’essence des choses indépendantes de toutes manifestations sensibles. Sa forme est la pensée pure telle qu’elle existe en Dieu qui contemple pour l’éternité toutes les essences des choses de ce monde. Enfin, malgré la dualité profonde de la connaissance intellectuelle, l’intelligence reste une et indivisible car la rationalité et la méta-rationalité ne s’opposent pas. L’une arpente les chemins de la déduction, l’autre des voies de l’intuition.

 

La position scientifique

 

A vrai dire, ce n’est pas tant le scientifique que le scientiste qui nie l’existence du méta-rationnel. L’idéologie scientiste est totalement absente des ouvrages des premiers scientifiques. Ainsi Descartes, un des fondateurs de la pensée scientifique moderne, distinguait radicalement deux types de connaissance vraie : l’une rationnelle (la certitude), l’autre méta-rationnelle (l’évidence). La certitude est le mode scientifique de la vérité qui construit des modèles rationnels et les vérifie expérimentalement. L’évidence est le mode intellectuel de la vérité saisie immédiatement et indépendamment de toute relation avec le monde sensible. Un exemple célèbre, connu et même trop connu, est l’affirmation cartésienne : « je pense donc je suis » (11). Contrairement à ce que pourrait laisser croire, à première vue, la présence du « donc », il ne s’agit pas d’une déduction mais d’une intuition. Le contexte de cette affirmation est une méditation philosophique entraînant un doute radical de toute certitude en doutant non seulement du monde qui nous entoure mais aussi et surtout de notre propre rationalité et de sa possibilité d’atteindre une quelconque vérité. Peut-être que je suis trompé par un Malin génie lorsque j’affirme que 2 et 2 font 4 ? Si donc « je pense donc je suis » apparaît alors comme une île de vérité dans un océan de doute c’est qu’il s’agit, non d’une certitude démontrée par un raisonnement, mais d’une évidence intuitive acquise par une pensée « claire et distincte ». Il s’agit d’une intuition immédiate de l’essence de notre existence : elle est consubstantielle à notre pensée. Le je-pense-j’existe (et réciproquement) s’intuitionne d’un bloc. Aussi longtemps que je pense, j’existe comme conscience, combien même tout le reste serait une illusion. (12) Il ne s’agit pas là d’une vérité scientifique, et pourtant Descartes en fait la vérité première. Saisir l’essence de sa propre existence devient la vérité principielle sans laquelle nulle science ne serait possible.

Cette saisie intuitive est un héritage de la découverte de l’intellect par les Anciens et transmis par les Médiévaux jusqu’aux Modernes. Avant que naisse la figure du scientiste au XIXème siècle, qui a conservé la certitude et a banni l’évidence, le scientifique faisait une place à un mode d’accès méta-rationnelle à la vérité. Il savait que la science, par-delà les progrès techniques et la maîtrise du monde qu’elle permet, est le moyen d’une ouverture sur un au-delà de la raison. Dieu n’est pas un objet d’étude scientifique, toutefois, la science parce qu’elle comprend le monde, ouvre notre intelligence vers une connaissance de Dieu.  

 

La médiation du monde

 

A côté de l’énorme postérité de la pensée grecque du divin acquise par la métaphore lumineuse, nous devons aussi aux Anciens une idée d’une très grande profondeur : nous accédons à Dieu via la médiation du monde. Dieu ne saurait être le contenu d’une pensée intellective humaine ; mais il en est la forme. Lorsque nous avons une intuition d’une essence, l’intellect s’identifie à Dieu aussi longtemps qu’il accède aux essences. Accéder à l’essence d’une chose c’est penser par Dieu, véritable  lux de notre intelligence qui tente de « voir » la vérité en cherchant à atteindre les essences des choses. En d’autres termes, plus nous avons une connaissance intelligible du monde plus nous nous rapprochons de Dieu. Et comme la lumière se donne à voir indirectement à celui qui voit les objets éclairés, Dieu se donne à l’intelligence humaine lorsque celle-ci accède aux essences des étants qui peuplent ce monde.

 

Comme l’écrit Spinoza dans le livre V de son Ethique, philosophe profondément Moderne mais lecteur des Anciens, « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu » (18). Et là encore, cette compréhension des choses singulières n’est rien d’autre que l’intellection de leur essence. Pour nommer cet acte de l’intellect, Spinoza reprend le terme intelligere que les Médiévaux utilisaient déjà pour signifier le fait d’avoir une intellection. Nous comprenons comment la connaissance méta-rationnelle des essences singulières nous conduit à Dieu via le monde. Qui plus est, la science et la rationalité ont un rôle à jouer dans cette élévation de la pensée. L’aptitude à raisonner, ainsi que la capacité d‘abstraction et de création de concepts orientent notre intelligence et aident notre  pensée à accéder à une intuition immédiate de la vérité. Dans le style prophétique qui le caractérise, Spinoza affirme que « le désir de connaître les choses d'une connaissance du troisième genre [l’intellection] ou l'effort que nous faisons pour cela ne peuvent naître de la connaissance du premier genre [la sensation], mais ils peuvent naître de celle du second [la rationalité] » (25).

 

http://farm6.staticflickr.com/5261/5878206494_8efc17436d_z.jpgSpinoza (Statue, Amsterdam)

 

 

Il y a deux manières de comprendre quelque chose : ou bien en cherchant d’où elle vient, ou bien en cherchant ce qu’elle est. Par conséquent, Spinoza opère une distinction radicale entre une connaissance des causes  et une connaissance des essences. C’est la raison qui ordonne le flux des apparences sensibles en cherchant des causes à la succession temporelle des événements. Ce que nous faisons ainsi spontanément dans notre quotidien (par exemple, pour comprendre d’où vient cette tuile qui a bien failli nous tomber sur la tête), la science le fait de façon méthodique et expérimentale. Elle s’enfonce toujours plus dans la causalité du monde et rêve de trouver la cause première, la cause de toutes les causes. Ainsi la biologie affirme que l’évolution du vivant est la cause de l’homme, que la mutabilité génétique est la cause de cette évolution, que le Second principe est la cause de cette mutabilité, etc.  La rationalité nous permet d’avoir cette connaissance des causes en usant de démonstrations (19). L’intellect nous permet d’avoir une  connaissance des essences où l’intuition remplace la démonstration. « Les yeux de l’Esprit, par le moyen desquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-mêmes » (20).

 

Quelle est cette vision telle que voir c’est démontrer ? Dans une très belle formule Spinoza affirme que la dimension méta-rationnelle de l’intelligence permet de voir les choses singulières  « sous l’aspect de l’éternité » (21). Alors que la rationalité ne peut penser que dans le temps car elle ne peut qu’ordonner la succession temporelle des données sensibles, l’intellect est une faculté de l’intelligence pure qui ne pense pas au travers du prisme de la temporalité. L’essence d’une chose est ce que la chose est indépendamment de toute notion de temps. Lorsque nous demandons par exemple ce qu’est l’amour, nous ne voulons pas connaître comment nous aimions à telle ou telle époque mais quelle est l’essence de l’amour par-delà toutes ses manifestions temporelles. L’essence est proprement hors du temps, elle est éternelle. L’éternité n’a ni début, ni fin. Une chose éternelle ne succède donc pas à quelque chose et ne saurait avoir de cause dans le temps. C’est pourquoi elle n’est pas une notion rationnelle car la raison est assujettie au principe de causalité selon lesquelles toutes choses à une cause. La science recherche obstinant le premier instant de l’Univers qu’elle conceptualise sans le comprendre sous le nom de « Big Bang ». Toutefois, les Anciens n’avaient aucune difficulté à intuitionner l’éternité méta-rationnelle du cosmos. User de son intellect, connaître les étant dans leur essence, c’est penser les choses du monde en tant qu’elles sont éternelles. C’est les extraire du flux temporel, les replacer dans la nécessité intemporelle qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont, qu’elles procèdent d’une nécessité première et absolue. Toutes les essences « sont contenues en Dieu et suivent de la nécessité de la nature divine » (22). Substance qui existe en soi et par soi, Dieu est l’essence de toutes les essences par laquelle les essences (secondes) sont (et sont nécessairement ce qu’elles sont). Par la « vision » des essences et l’évidence du vrai qui en découle, l’esprit humain fusionne intellectuellement avec Dieu. Aussi lorsque j’accède à une essence, il y a une fusion de mon esprit avec Dieu. « Ainsi donc, à mesure que chacun de nous possède à un plus haut degré ce troisième genre de connaissance [l’intuition immédiate des essences], il a de soi-même et de Dieu une conscience plus pure » (23). Saisir les choses sous l’aspect de l’éternité c’est nous extraire nous-mêmes du flux du temps, c’est retrouver notre propre essence qui est proprement la dimension intellectuelle de notre esprit. C’est redevenir essence au milieu des essences qui reflètent, toute à leur façon singulière, l’essence première, à savoir Dieu.  D’où la formule magnifique de Spinoza : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels » (24).

 

 

Julien

 

 

 


 

 

 

(1) Il est tout à fait probable que cette idéologie se soit insinué depuis le XVIIIème siècle afin de légitimer le pouvoir que nos sociétés ont concédée aux savants, aux scientifiques, aux technocrates, aux ingénieurs, etc.)

 

(2) E. Kahane, Dictionnaire rationaliste, 1964, art. « Rationalisme »

 

(3) La vie était alors synonyme de corps animé : un corps capable de s’animer de soi-même (génération, croissance, déplacement, etc.) par opposition à un corps matériel et inanimé qui nécessite une force extérieure pour entrer en mouvement. La mort était interprétée comme la séparation de la psychè du corps qu’elle habitait

 

(3bis) Aristote, De l'âme, II, 2

 

(4) Percevoir le monde et s’y déplacer ne sont que les deux faces d’une même réalité, notre vie sensori-motrice dans laquelle nous cherchions à perpétuer dans notre être ne nous nourrissant du monde qui nous entoure. Ici, l’étymologie parle d’elle-même : se mouvoir c’est d’abord s’é-mouvoir.

 

(5) Aristote, Métaphysique, Gamma, 2

 

(6) L’imagination est une faculté mentale secondaire, i.e. elle n’est pas à elle-même seule source de connaissance contrairement à la sensibilité et à la raison. Comme la raison, elle abstrait des informations du flux ininterrompu des données sensibles, mais sans les classer, sans les ordonner, sans les comparer, sans les systématiser. Ainsi construit-elle l’image de Pégase en liant de façon irréfléchie les concepts de cheval blanc et d’ailes d’oiseau. De là procède, variant à l’infini suivant les thèmes, la nature des « connaissances » irrationnelles : préjugés, illusions, superstitions, etc. J’imagine la lune à quelques kilomètres parce que je la vois ainsi. Je prolonge ma connaissance sensible de la lune en une connaissance irrationnelle en imaginant que ce que je vois est vrai sans penser à la possibilité d’une illusion optique. A l’inverse, usant de leur intelligence, les Anciens au moyen de l'observation des éclipses lunaires, avaient une connaissance rationnelle de la distance Terre-Lune en se basant sur des mesures et des calculs.

 

(7) Aristote, Seconds Analytiques, II, 19)

 

(8) Aristote, Politique, 1253a 6-19

 

(9) Zôon logon échon peut aussi se traduire par « animal rationnel » car la rationalité et le langage parlé sont les deux aspects de notre logos. La communicabilité est essentielle à toute connaissance rationnelle. L’ensemble des connaissances rationnelles démontrées et communiquée sous forme d’un discours rationnel forme la science. C’est pourquoi, le terme logos se retrouve encore aujourd’hui dans le nom donné aux disciplines scientifiques construits à partir du suffixe  "-logie" (biologie, sociologie, etc.). Seule une connaissance rationnelle est démontrable (par syllogismes) et communicable (par un discours). C’est pourquoi les Grecs faisaient du terme logos un mot à visage multiple signifiant aussi bien raison que discours (la ratio et l’oratio comme disaient les Latins). C’est parce que l’homme est doté d’une faculté rationnelle qu’il peut parler. Inversement, c’est parce qu’il parle qu’il dévoile sa possibilité d’une pensée rationnelle. En effet, un discours se compose de mots ou de signes définis à partir d’une conceptualisation de la réalité. Par exemple, nous voyons une série d’objet de couleur vive et claire. De cette blancheur perçue sensiblement, la raison abstrait le mot « blanc » et l’applique a posteriori aux données des sens. Sans la raison nous ne saurions former les mots, i.e. abstraire du flux sensible des  concepts, et c’est pourquoi l’animal, qui n’a qu’une conscience sensori-motrice, ne parle pas. Son langage n’est pas discours mais se limite à des actes sensori-moteurs (gestes, sons, odeurs, etc.). Au contraire, si la connaissance intellective est d’emblée apodictique, elle demeure indémontrable. Sa vérité ne saurait être traduite sous forme d’une série de déductions exprimées dans un langage. Etrangère à la rationalité et au discours, la connaissance intellective n’est pas de l’ordre de la démonstration, pas même celui du dicible. 

 

(10) Si le choix de la vision n’est pas un hasard (la vision est la sensation la plus susceptible d’être imagée), cela garde un caractère arbitraire. Nous aurions pu tout à fait construire une analogie entre l’intellection et le toucher, et dire que l’intellect est tel la « main » de l’esprit qui vient toucher les essences. Ainsi par exemple, le connaisseur sait reconnaître au simple toucher le tissu de qualité en sentant immédiatement sous sa main sa souplesse, sa tenue, ou son froissé. Cette saisie quasi-intuitive de l’essence d’un tissu de qualité pourrait illustrer ce qu’est l’intellection.

 

(11) Descartes, Principes de philosophie, I, 7 (« Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. »)

 

(12) Descartes, Méditations métaphysiques, « Réponse aux secondes objections » (« lorsque quelqu’un dit : "je pense, donc, je suis", il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi, il la voit par une simple intuition de l’esprit")

 

(13)  Aristote, De l'âme, II, 5 (« Toutes choses pâtissent et sont mues sous l’action d’un agent et d’un agent en acte. »)

 

(14) Aristote, De l'âme, III, 5

 

(15) Denys l’Aéropagite, La hiérarchie céleste, ch. 1, 3

 

(16) ibid.

 

(17) op. cit., ch.3, 2

 

(18) Spinoza, Ethique, V, 24

 

(19) La connaissance irrationnelle imagine les causes des événements sans démonstration ou à partir de démonstrations erronées.

 

(20) Spinoza, Ethique, V, 23, sc.

 

(21) op. cit., V, 29

 

(22) op. cit., V, 29, sc.

 

(23) op. cit., V, 31, sc.

 

(24) op. cit., V, 23, sc.

 

(25) op. cit., V, 28

 

(26) En un sens, la science physique moderne retrouve cette notion au travers du concept de « photon ». Cette particule de masse nulle n’est pas un objet matériel et constitue l’énergie lumineuse Indépendamment de toute matière. Le photon rend la matière visible pour l’œil mais ne saurait jamais être vu comme tel.

 

(27) Augustin, Soliloques, I, 1, 3

 

(28) Gn, 1, 3. Avant Les Grecs, mais sans conceptualiser l’analogie, les Juifs usaient déjà de la métaphore lumineuse pour symboliser la puissance divine.

 

(29) Ps. 118, 105

 

(30) Sg 8, 26

 

(31) Eph. 5, 8

 

(32)Benoît XII repris dans Lumen Gentium 49, numéro 1023, Catéchisme de l'Église Catholique

 

(33) ibid. « Cette rencontre, après la mort, est pour les chrétiens la nature du bonheur, puisque Dieu est Amour. Cette vision béatifique est l'objet même de l'espérance chrétienne. »

 

(34) S. Martineaud, M. Maliarevsky, Vitraux : Légendes de lumière

 

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