Les débats qui agitent le monde de l’art sont très vifs. Souvent revient la même question, de façon obsédante, que ce soit dans la bouche du critique comme dans celle du visiteur profane : « Est-ce de l’Art ? ». A la vérité, l’Art avec un grand A « n’a pas d’existence propre. Il n’y a que des artistes » affirme E.H Gombrich.
Deux artistes contemporains se retrouvent dans une situation assez semblable. Il s’agit de Damien Hirst et Ron Mueck. Tous les deux sont admirés et influents. Tous les deux sont violemment attaqués. Et si l’on ajoute à cela les prix colossaux de leurs œuvres, on comprend l’intérêt que suscitent ces débats de toutes parts.

Damien Hirst est un artiste britannique contemporain admiré. Et contesté. Né en 1965, aujourd’hui très largement médiatisé (notamment par les tabloïds), Hirst est le plus célèbre du groupe « Young British Artists ». Ses œuvres les plus retentissantes sont des sculptures qui se distinguent par l’utilisation d’animaux morts dans des cuves remplies de formaldéhyde. Quoi qu’on pense de son travail, son impact sur la scène artistique contemporaine est indéniable et il est dès lors intéressant de comprendre ce qui est jeu dans le débat avec ses détracteurs.
Son explosion artistique a lieu dans les années 90 et sera confirmé par le Turner Prize qu’il obtient en 1995 pour « Mother and child divided », une installation de quatre cuves de formaldéhyde contenant chacune une moitié d’un veau ou d’une vache laissant ainsi apparaître l’intérieur comme l’extérieur du corps des animaux. Deux ans plus tôt, Hirst exposait « The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living », un requin tigre plongé dans une solution de formaldéhyde. Pas de doute, ces installations allaient interpeller voire choquer le public.

Il est intéressant de remarquer pour commencer l’intérêt que porte l’artiste pour le titre de ses sculptures. Ajoutons encore un exemple, une œuvre plus récente appelée « Where are we going ? Where do we come from ? Is there a reason ? » présentant un arrangement de squelettes d’animaux dans un présentoir en verre et acier. S’agit-il de favoriser l’accès à l’œuvre ? Est-ce une ultime tentative pour donner à l’œuvre la profondeur qu’elle n’aurait pas d’elle-même ? Les avis sont partagés. D’autant que pour certains, « A Dead Shark Isn't Art ». En effet, Hirst traite des rapports entre la vie et la mort mais les sceptiques vont jusqu’à trouver ses conceptions « vides », ne reposant sur aucune réflexion originale ni solide. Ses sculptures font aussi de nous des barbares et les commissaires d’hygiène excluront même une de ses œuvres d’une exposition new yorkaise en prétextant qu’elle était la cause de nausées parmi les visiteurs. Pour d’autres, Hirst s’inspire de Francis Bacon, il est capable de choquer à la manière de Marcel Duchamp, d’utiliser la nature avec des procédés quasi-scientifiques, de comprendre et d’être compris par la société contemporaine. Il répondrait ainsi aux conditions de l’art du XXIème siècle.
Les installations de Hirst souffrent aussi d’autres contestations. On leur reproche leur caractère périssable puisque la solution de formaldéhyde ne fait que ralentir la décomposition des cadavres et leur caractère industriel voire commercial car ce sont les assistants de Hirst qui réalisent en grande partie les sculptures. Il est peut-être bon de rappeler que la difficile conservation des tableaux de Piet Mondrian, traversés de profonds sillons (car il utilisait du pétrole comme diluant et écourtait le temps de séchage) n’entame en rien l’immense emprunte de son œuvre. Et que Mark Rothko, parmi d’autres, était aidé par des assistants dont le rôle d’exécutant a été de plus en plus important.
Damien Hirst n’est-il que le reflet de la société moderne, une sorte de mode qui à trop vouloir choquer finira par lasser ? Est-il au contraire un artiste génial, héritier de Bacon et Duchamp, qui marquera notre époque ?
Ron Mueck est nait en Australie en 1958. Jusqu’en 1996, il travaille pour la télévision, le cinéma et la publicité en fabricant marionnettes et mannequins. Son passage à l’art est synonyme d’un succès fulgurant. Ses sculptures reproduisent le corps humain avec une expression saisissante à l’aide de silicone, résine et peinture à l’huile. Outre la minutie quasi chirurgicale de Mueck, que l’on qualifie souvent d’hyperréaliste, ses sculptures présentent la particularité de ne pas avoir des dimensions humaines : elles sont monumentales ou réduites. Mueck est-il un fin technicien ou un artiste ? Quelle est la valeur à accorder à son travail ?
Le changement d’échelle que pratique Ron Mueck implique un profond changement du regard chez le spectateur. « On voit des gens de taille humaine tous les jours ! ». Par contre, face aux sculptures géantes ou réduites de Mueck, on se fait attentif aux détails, ou on saisit l’opportunité d’embrasser en un coup d’œil le corps tout entier, notre regard est plus intime, nous sommes bien plus proche que nous ne le serions avec une personne de taille « humaine ». Après ce constat, en somme très simple, il est important de noter que Mueck représente la plupart du temps des corps dans des situations où ils ne nous serait pas permis de les contempler : un enfant apeuré se cachant, un couple dans un lit,… On devine dès lors l’intérêt que peuvent prendre ces figures. Et en même temps, les critiques qu’elles peuvent engendrer.
Personne ne conteste l’extrême précision de Mueck. Que certains l’appellent technique ou d’autres art, toujours est-il que son aptitude à rendre tous les éléments du corps est saisissante : les muscles, les tendons, les ongles, les rides, l’implantation des cheveux et même des poils rien ne manque. Mueck fait-il le bon choix en mettant ce talent au service de l’art plutôt qu’aux collections de Madame Tussaud ?
L’émotion que suscitent les œuvres de Mueck est difficilement contestable. Il suffit de voir les réactions des spectateurs et son mérite est d’autant plus grand que les sentiments en jeu sont les non-spectaculaires sentiments de curiosité, embarras, évaporation du désir (« spooning couple »), conscience de soi (« ghost »), fatigue (« pregnant woman », « old woman in bed ») … Il sait saisir ces instants avec poésie et délicatesse. Il n’en reste pas moins que cette condition ne suffirait pas à faire de Mueck l'artiste brillant que beaucoup décrivent. Les plus vives critiques lui reprochent en effet d’insister sur les détails mais de ne rien proposer à l’esprit. C’est pourtant là un des fondements de l’art contemporain : l’œuvre se construit dans le spectateur par la tension entre le sens qu’il donne (ou qu’il peine à trouver) à ce qu’il voit et sa propre expérience. Et l’émotion qu’elle suscite ne suffit pas, l’art est aussi cognitif. Pour ses détracteurs, Mueck serait tout au plus un « réaliste » car copier ou reproduire ne constitue plus le langage artistique depuis longtemps déjà. D’ailleurs, ses assistants seraient tout autant que lui les auteurs si l’on pense que la simple maîtrise de la technique explique l’œuvre. Des admirateurs pourraient répondre que Mueck renvoie à des questions fondamentales sur l’isolement dans notre corps ou sur la réalité d’« être » par exemple.
Ron Mueck met-il en scène le corps humain avec une force émotionnelle et poétique rarement égalée dans l’histoire ? Est-il un simple copiste ou bien adresse-t-il au plus grand nombre une réflexion sur la condition humaine ?
Il serait trop prétentieux de vouloir clore ces débats et pour terminer, rappelons-nous simplement ces mots de E. H. Gombrich à propos des artistes :