"Nulle part je ne serai plus mal lu que dans ma patrie." (1)
Totalement méconnu de son vivant, Nietzsche a acquis une certaine renommée à partir des années 1890, et son œuvre devint rapidement le centre de débats intellectuels en Allemagne, puis dans le reste de l’Europe. Dans les années 1930, les nazis, soucieux de légitimer leur idéologie, vont détourner certains auteurs allemands et les mettre au service de leur propagande. Nietzsche, plus que tout autre, fut victime de ce détournement de sorte que son nom est encore associé au nazisme. C’est pourquoi, il est important de clore l'exposition de la philosophie de l'Histoire de Nietzsche en le dédouanant de cette accusation inepte, historiquement puis philosophiquement.
Si les nazis se sont appuyées sur l’œuvre de Nietzsche, c’est sur une œuvre censurée, falsifiée, voire totalement ré-inventée. Qu’ont fait les nazis des nombreux textes où Nietzsche dénonce l’absurdité du nationalisme qui gangrène les pays européens ? Qu’ont-ils fait de ceux où Nietzsche condamne sévèrement l'antisémitisme ? Où il insulte la culture allemande qu’il juge décadente ? Où il prévient contre les dangers du populisme ? Mais plus en encore que ces oublis, il faut rappeler que les idéologues nazis ont construit, de toutes pièces, un faux livre nietzschéen à partir de brouillons non édités (2), récupérés par la sœur du philosophe, et mutilés par des ajouts militaristes et antisémites. Cette sœur, dont Nietzsche ne cesse d’évoquer la bêtise, se maria avec un idéologue nazi qui échouera à fonder une colonie aryenne au Paraguay, et profita de la maladie mentale de son frère pour gérer l’héritage éditorial de son œuvre. Mais cette trahison familiale ne se limite pas à la sœur de Nietzsche, puisque son cousin, Richard Oehler, écrit un texte dans lequel il montre que Mein Kampf serait un texte profondément nietzschéen et pour la couverture duequel il fait photographier Hitler devant le buste de Nietzsche. Si ce rappel des faits historiques dédouane déjà largement Nietzsche, il reste cependant, pour lever définitivement toute forme de doute, à évoquer certaines thématiques de la philosophie de Nietzsche qui ont trouvé un échos, nous le savons, dans l’idéologie nazie : la dialectique de l’histoire comme la lutte des forts contre les faibles, la responsabilité du peuple juif dans la décadence de la culture occidentale, le mépris des régimes démocratiques et l’apologie de la guerre, un projet politique orienté vers la création d’un homme nouveau, l’enthousiasme devant l’Antiquité…
Commençons par expliciter, en quelques mots, la philosophie de l’Histoire des nazis. Dans Mein Kampf, Hitler divise l’humanité, de façon sommaire, en deux catégories et les associe à la notion biologique de « races ». Il y aurait d’une part, des races nobles composées d’hommes forts, des « fondateurs de culture » à l’origine des grandes civilisations. D’autre part, des races inférieures, agrégats d’hommes faibles et décadents, toujours « destructeurs de culture ». Reprenant alors une théorie pseudo-scientifique en vogue depuis le XIXème - mélange de racisme, d’européocentrisme et de colonialisme -, Hitler fait de la « race ayrienne » la race noble originelle qui enfanta toutes les races nobles de l’humanité (3). De plus, Hitler dévoile son antisémitisme lorsqu’il invoque une « race juive » à l’origine de toutes les races inférieures (sorte d’anti-race-aryenne). A partir de cette anthropologie raciste, le nazisme singe les grandes philosophes de l’Histoire : le cours du temps occidental se confondant avec la longue dégénérescence raciale d’une humanité contaminée par les juifs, ces éternels apatrides qui affaibliraient les cultures qu’ils parasitent. Aveuglé par un nationalisme exacerbé, Hitler rêve d’une rupture dans le processus historique : grâce à son Führer, le peuple allemand inversera le cours de l’l’Histoire, qui purifiera l’humanité de la décadence juive, qui fera renaître la race aryenne dans toute sa pureté à partir du modèle de la Grèce antique (non encore contaminée par le judaïsme).
Il apparaît donc, très clairement, que les nazis greffent sur la philosophie de l’Histoire de Nietzsche, de façon idéologique et peu rigoureuse, un nationalisme germanique, un antisémitisme et une mythologie aryenne, totalement étrangers au philosophe de l’Amor Fati et de l’Eternel Retour. Chez Nietzsche, l’homme fort n’appartient pas à une race biologique mais à un type pulsionnel, indépendamment de toute question de nationalité ou d’origine géographique De même, si Nietzsche prône, en effet, la supériorité de la civilisation grecque sur la nôtre, c’est en raison de leur constitution physio-psychologique – celle-là même que nous pouvons retrouver aujourd’hui par une sélection de nos instincts – et nullement pour des raisons biologiques. Entre nous et les Anciens, il n’est nullement question de race, mais de façon de vivre et de système de valeurs. Les nazis ont complètement galvaudé l’enthousiasme de Nietzsche envers les Grecs et sa conception de l’Antiquité comme un prodrome de surhumanité. L’art nazi, entièrement dévolu à la propagande, représente l’homme nouveau d’après les canons de l’esthétique grecque (harmonie, proportion du corps, nudité, …) tout en ajoutant des critères raciaux et eugéniques propres à l’idéologie aryenne. « La force et la brutalité qu’il exprime, par la démesure des muscles et la dureté des traits du visage (…) [l’artiste nazi symbolise] « le sens sain » du peuple allemand » » (4) Or, on ne saurait jamais insisté assez pour dire que cet homme viril, musclé et belliqueux n’est nullement une image nietzschéenne du surhomme. Celui-ci préférait, de loin, la figure de l’enfant pour rappeler à ses lecteurs que le surhumain, manifestation spontanée et naïve avant tout empoissonnement moral, devra retrouver la capacité de jouer avec la réalité, de réinventer une table des valeurs qui sont une joyeuse affirmation du réel, une innocence du devenir.
Quant à la thèse selon laquelle les allemands du XXème seraient une race noble, descendants des aryens et héritiers légitimes de l’Antiquité, celle-ci apparaitrait, aux yeux de Nietzsche, comme une bouffonnerie grotesque ! Pour lui, l’Allemagne s’est faite terre du nihilisme et sa culture, plus qu’aucune peut-être autre, a été rongée par des instincts décadents. Au fond, le nazisme n’est jamais qu’une nouvelle mutation germanique du nihilisme après le protestantisme, le romantisme, et l’idéalisme. Quel esprit religieux agonisant doit-il falloir pour créer un tel mysticisme avec ses symboles, son credo, ses lieux de culte (la croix, les aigles, le drapeau sacré, les SS gardiens du dogme, le Zeppelinfeld, le Tempelholf…) ! Quelle lassitude de l’homme doit-il falloir pour vouloir la dissolution de toute individualité et la perte de toute liberté individuelle. Ein Volk, ein Reich, ein Führer ! A dire vrai, Nietzsche a l’Etat en horreur. « L’Etat est le plus froid des monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : “Moi l’Etat, je suis le peuple” » (5). Si l’Etat intervient dans le projet politique d’ennoblissement de l’humanité, c’est qu’au vu du degré d’avancement du processus nihiliste, la stratégie nietzschéenne vise à utiliser les armes de ses ennemis et à les retourner contre eux-mêmes. L’Etat, devenu un outil infiniment perfectionné de dressage et possédant des dispositifs d’incorporation de valeurs extrêmement puissants, doit être conservé, un temps, pour mettre ses techniques au profit de l’anthropoculture d’un type fort. Tandis que le nazisme fait de l’Etat fort une fin en soi, la grande politique nietzschéenne ne conçoit jamais l’Etat que comme un moyen provisoire de sortie de crise. Celui-ci devra disparaître au profit des libertés individuelles car rien n’est plus étranger à Nietzsche que l’idée d’endoctriner les masses. « Tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs » (6).
Enfin, en ce qui concerne la question juive, tout oppose là encore, nietzschéisme et antisémitisme. En effet, il faut comprendre en quel sens certains textes de Nietzsche attaquent violemment et délibérément la morale juive. Sa philosophie de l’Histoire fait jouer au théologien moraliseur juif un rôle capital puisqu’il est l’inventeur du monothéisme et la première table des valeurs morales, et qu’en ce sens, il est le point de départ du nihilisme occidental. Toutefois, il faut comprendre que Nietzsche attaque conceptuellement la morale juive telle qu’elle est apparue il y a des millénaires, et ne s’en prend jamais aux individus juifs dont il est le contemporain. L’idée antisémite selon laquelle, la disparition contemporaine du peuple juif suffirait à stopper la décadence de l’humanité est un délire absolument absent de toute l’œuvre de Nietzsche. On pourrait dire, non sans un certain cynisme, que le nihilisme, depuis la morale juive, a été à ce point disséminé dans toute la culture occidentale (et particulièrement dans les valeurs germaniques que les nazis revendiquent comme « pures »), que le génocide d’un peuple ne changera absolument rien au cours de l’Histoire. Nous sommes tous malades et sujet à devenir le dernier homme. C’est pourquoi c’est toute l’humanité que Nietzsche invite métaphoriquement à périr pour faire naître un surhomme athée et apatride. Et comme pour dédouaner Nietzsche de toute forme d’antisémitisme, il faut rappeler la vision nuancée que Nietzsche a de la pensée juive, de la même façon que Nietzsche est ambigu lorsqu’il évoque Platon (admiré comme le premier philosophe-législateur d’une humanité nouvelle mais honnis comme le responsable de l’entrée du nihilisme dans la philosophie grecque), Spinoza (admiré pour sa rébellion philosophique à toute transcendance mais honnis pour sa volonté de savoir empoisonnée par la rationalité) ou encore Chopin (admiré pour son extraordinaire talent et pardonné pour ses élans romantiques). « Ce que l'Europe doit aux Juifs ? Beaucoup de choses, bonnes et mauvaises, et surtout ceci, qui appartient au meilleur et au pire : le grand style dans la morale, l'horreur et la majesté des exigences infinies, des significations infinies, tout le romantisme sublime des problèmes moraux » Nietzsche attaque donc conceptuellement le Juif d’il y a des milliers d’années, Les juifs, ajoute-il sont « ce qu'il y a de plus séduisant, de plus captieux et de plus exquis dans ces jeux de lumière et ces invitations à la vie, au reflet desquels le ciel de notre civilisation européenne, son ciel vespéral, rougeoie aujourd'hui, peut-être de son ultime éclat. (…) Nous qui assistons en artistes et en philosophes à ce spectacle, nous en sommes - reconnaissants aux Juifs » (7). Dans tous ces cas, il ne s’agit jamais que du mélange de terreur et d’admiration devant la puissance de la volonté, qui malgré sa maladie, et devrait-on dire par sa maladie, a engendré des merveilles de beauté, à la fois sublimes et révoltantes, dans la philosophie, dans la morale, dans la religion, dans la science ou encore dans l’art.
Julien
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(1) Le Crépuscule des idoles, Flâneries inactuelles, 51
(2) La volonté de puissance
(3) Francisé en « aryen », c’est à l’origine un terme sanskrit qui signifie « excellent, honorable, noble », terme par lequel se sont définis, il y trois millénaires, de lointaines tribus guerrières de l’actuel plateau iranien imposant leur joug à des races qualifiées d'inférieures
(4) Adelin Guyot, Patrick Restellini, L'Art nazi, Editions Complexe, p. 155
(5) Ainsi parlait Zarathoustra
(6)Schopenhauer éducateur
(7) Par-delà le bien et le mal, 250