12 juin 2008
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1) La caresse comme langage du désir
Caresser le corps de quelqu’un est ce fait de toucher légèrement la chair dans un mouvement doux et calme. L’être caressant donne sa propre signification à son geste qu’il espère agréable à l’être caressé. En effet, la caresse peut servir à réconforter, à apporter un simple soutien affectueux, mais le plus souvent elle témoigne un désir pour un être aimé. C’est justement dans le cas de l’amour charnel que la caresse révèle son lien essentiel avec le désir.
Réduire l’amour charnel à un pur besoin revient à considérer la sexualité comme simple « rut », tel qu’il est mis en scène dans la pornographie où tout baiser et toute caresse sont absents. La sexualité est alors brute, voire brutale. En effet, le besoin est toujours vital et doit être entièrement assouvi. Par exemple, la faim - ce besoin de nourriture -, traduit un manque vital de l’organisme qui entraîne une consommation de nutriments ad hoc. Mais certains « besoins » ne peuvent jamais être comblés, nous les nommons alors désirs, tel le désir de reconnaissance ou d’affection. Aussi, bien que résultant d’une pulsion sexuelle – fruit d’un besoin –, l’amour n’est toujours que partiellement satisfaisable. La présence de l’être aimé ne comble pas totalement notre amour comme le verre d’eau assouvit totalement (bien que temporairement) notre soif. Elle comble notre désir en même temps qu’elle le creuse. Sur le plan charnel, l’amour n’est donc pas une pure sexualité mais laisse une grande place à la sensualité, qui voit le règne de la caresse.
L’amour véritable est donc désir, en tant qu’il n’est pas un pur besoin, et la caresse est son outil privilégié pour communiquer entre les êtres mutuellement aimé et aimant. Si l’amour est si difficile à traduire par des mots, la caresse permet, à elle seule, de faire passer les émotions entre les esprits à travers les corps. Comme l’écrit Sartre, « le désir s'exprime par la caresse comme la pensée par le langage ». La caresse est le langage des corps qui s’aiment.

Gustav Klimt, Le baiser
2) La caresse comme échec de l’appropriation d’autrui
La caresse est donc ce témoignage de notre désir pour l’autre mais révèle de surcroît notre besoin d’appropriation de l’autre. En effet, il existe bien une part de besoin dans l’amour qui nous pousse à nous approprier l’être aimé, à le consommer comme on consommerait un aliment. En mangeant, c’est une partie de moi-même que je m’approprie car les molécules constitutives de l’aliment vont renouveler les molécules de mon organisme. Bien plus qu’un simple contact entre deux épidermes, la caresse traduit corporellement cette tentative d’appropriation totale de l’autre. Je te caresse à défaut de pouvoir de manger. Mais cette tentative est ontologiquement vouée à l’échec car le désir ne peut s’approprier l’objet de son désir sous peine de s’auto-anéantir comme désir et de redevenir besoin. Dans la caresse, la fragilité apparente du geste révèle cette tentative désespérée de satisfaire totalement le désir amoureux. La caresse est à la fois témoignage et échec, témoignage de l’échec.
Mais c’est cet échec qui fait partie de l’essence même de l’amour : l’altérité de l’être aimé est préservée, i.e. aimer n’est jamais s’approprier complément l’être aimé. L’être aimé n’est pas un objet que je consomme mais que je caresse en tant qu’il est un autre non appropriable. La caresse affirme en trame de fond : je suis heureux que tu sois là. L’amour appelle la simple présence de l’être aimé et le reconnaît comme étant autre. Tout en témoignant notre désir, la caresse confirme donc à l’autre qu’il reste autre, irrémédiablement autre.
Cette part insaisissable de l’être aimé, lui permettant de rester ontologiquement autre, crée cette dimension de recherche que l’on rencontre dans l’amour. Malgré une impossibilité par nature, la caresse dévoile cette manière dont je recherche tragiquement l’autre. Il ne s’agit cependant pas d’un investissement en tant que prise totale – emprise –, mais d’une recherche respectueuse. Il revient à Levinas d’avoir su parfaitement mettre des mots sur cette idée : « la caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. » Aimer quelqu’un n’est-ce pas prendre un aller simple vers l’inconnu ? Qui pense déjà à réserver le billet-retour lorsqu’il part pour le pays de l’amour ? Sur le plan charnel, la caresse est ce tâtonnement à l’aveugle, telle une « marche à l’invisible » dans l’obscurité qu’est l’amour véritable, car aimer c’est ne pas voir où l’on va. Il ne faut donc pas comprendre cette recherche comme méthodique et déterminée vers un but connu à l’avance. L’essence du désir fait que la découverte est concomitante de la recherche elle-même. C’est en satisfaisant mon désir que je comprends, au fond, ce que je désirais. Ecoutons encore Levinas : « cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. »
3) La caresse comme réalisation de mon fantasme sur le corps d’autrui
Affirmer que je comprends seulement après coup quel était véritablement l’objet recherché par mon désir, c’est affirmer il n’y a pas d’être désirable en soi. Il n’y a, par exemple, pas de personne absolument belle et toujours désirable par le simple fait qu’une personne peut nous sembler désirable puis repoussante à un autre moment de notre vie. En d’autres termes, je ne désire jamais quelqu’un seulement pour ses « qualités » intrinsèques. Si l’amour se tourne vers un être réel, mon désir me le fait voir autrement qu’il n’est réellement, car désirer c’est rendre désirable un être désiré. Ecoutons Spinoza : « nous ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons. » Cette inversion, bien que peu naturelle au premier abord, est fondamentale car elle fait apparaître toute la dimension fantasmatique du désir, théorisée bien plus tard par Freud. L’être désiré est à la fois réel et irréel, fruit d’une attirance due à des « qualités » intrinsèques et d’une projection de « qualités » imaginaires.
Nous avons vu que l’amour n’est pas pur besoin, c'est-à-dire qu’il n’est pas un processus excitation-réponse, car il accorde une place principielle aux représentations psychiques. Aimer n’est pas obéir à un stimulus externe mais construire un univers de représentations personnelles – des fantasmes – autour de la personne aimée. Mais il ne faut pas comprendre ici le fantasme avec le sens péjoratif qu’on lui donne habituellement, mais au contraire, comme ce qui donne sa dignité à l’amour, le distinguant du besoin vital et primaire. Dans le rêve, le désir est totalement fantasmé,
« halluciné » nous dit Freud. Dans la réalité, il recherche la présence de l’être désiré en ne supprimant jamais totalement la dimension fantasmatique. Enfin, dans le langage courant, caresser possède un sens figuré. En effet, nous disons « caresser une idée ou un rêve » pour signifier « entretenir ou nourrir une envie ». Caresser c’est donc aussi souhaiter, espérer… en un mot comme en cent, fantasmer. La caresse est donc le mode d’exister de ce paradoxe réalité-fantasme caractéristique du désir. La caresse est alors cet outil de création de l’être fantasmé.
Nous touchons quasiment au but car nous pouvons désormais affirmer que caresser l’être aimé c’est donc lui dire « je t’aime » en le redessinant à l’image de l’être que l’on désire aimer. D’ailleurs n’y a-t-il pas certaines similitudes entre l’artiste qui dessine un portrait et l’être aimant qui caresse le visage de l’être aimé ? Caresser n’est-ce pas, d’une certaine manière, redessiner les contours de ce que l’on caresse ? On épouse tendrement les formes du visage comme on en dessinerait soigneusement les traits. Caresser c’est donner vie à notre désir comme l’artiste donne vie à son oeuvre. Caresser une personne (réelle), c’est donc dessiner sur elle l’être aimé (irréel). Ainsi, la caresse est donc cet acte d’union du réel et de l’irréel, de la réalité et du fantasme.
Bibliographie
Spinoza, Ethique
Freud, La Science des rêves
Sartre, L’être et le néant
Levinas, Totalité et infini
Mot-clés
Amour, besoin, caresse, désir, fantasme, représentation, rêve, sexualité, visage.