On dit souvent de Mozart qu'il aurait volontiers donné toute son oeuvre pour avoir composé la mélodie de la préface grégorienne de la messe des morts. Toutefois, peu connaissent le paradoxe de la musique grégorienne. Cette dernière, qui se refuse à toute recherche esthétique, est pourtant, pour tout mélomane averti, d’une beauté absolument inégalée.
Par la langue dans laquelle elle s’exprime, la mélodie grégorienne appartient à la musique, mais, par sa finalité, elle est théologique. Elle est toujours une prière liturgique, c’est-à-dire un message signifiant par lequel le croyant instaure une relation avec Dieu. Le chanteur grégorien ne s’adresse donc jamais à un public mais au seul Auditeur divin. Ainsi, à proprement parlé, il n’y a pas de concert grégorien. Pour le chanteur grégorien, qui ne recherche jamais la perfection artistique, les valeurs chrétiennes d’espérance et d’humilité sont plus importantes que la technique vocale.
Mais alors, si elle n’est pas une mélodie interprétée pour flatter l’oreille humaine, il faut aller jusqu’à dire que l’art grégorien n’est pas un art au sens d’une activité visant la beauté de ses productions, mais uniquement au sens étymologique de "technique". C’est pourquoi, il est radicalement différent de toute musique sacrée qui repose encore sur un travail de composition et de recherche stylistique. Quelque soit le génie de son compositeur, celle-ci conserve quelque chose de profane dans le fait de vouloir plaire à nos aux jugements de goût. A l’inverse des grandioses Requiem de Mozart ou Missa Solemnis de Beethoven, le chant grégorien est un chant sans fioriture, indépendant de toutes les modes et de tous les courants musicaux.
Néanmoins, s’il est incontestable que la mélodie grégorienne demeure essentiellement tournée vers Dieu et non vers les hommes et leurs jugements, sa beauté touche bel et bien notre sensibilité humaine. Et fait plus remarquable encore, elle nous touche par-delà nos croyances personnelles. Tout se passe comme si la mélodie grégorienne sortait de la sphère étroite de la liturgie et de ses fidèles pour s’ouvrir à un public composés aussi bien d’athées, d’agnostiques, que de croyants à d’autres orthodoxies. Par conséquent, je crois qu’il en va de l’art grégorien comme des autres réalisations de l’art religieux dont la beauté transcende les aspects théologiques ou apologétiques. Personne ne saurait rester indifférent à la beauté d’une cathédrale. De même, il suffit d’aller écouter les chants des moines bénédictins de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, à peine à deux heures de route de la capitale, pour être captivé par l’immense beauté de cette "cathédrale sonore". Seulement, dans cette atmosphère fascinante où l’on écoute des hommes en plein commerce avec Dieu, on comprend que ces mélodies ne sauraient s’offrir à nous dans toute leur plénitude que dans le lieu où elles prennent leur dimension spirituelle. Parce qu’il élève à Dieu celui qui le chante, seul un moine convaincu de la capacité d’ascension du chant grégorien sait interpréter correctement ces compostions millénaires nées d’une foi intensément vécue.
Mais il reste encore à comprendre la raison de la beauté de cette musique exclusivement vocale et monodique, sans intonation ni harmonie, faite uniquement de silence et de pures lignes mélodiques, et qui évite toute altération tonale, toute rupture métrique, toute variation rythmique. On dit de l’art grégorien qu’il a la pureté du diamant. Ayant pour finalité de conduire le chanteur à sa propre intériorité et d’y retrouver la spiritualité qui l’habite, le chant grégorien allie en effet simplicité, sobriété et équilibre. A l’instar du dessin qui tire son élégance de la simplicité et la fermeté de son trait, cette musique tire son charme de sa simplicité musicale parfaite.
Faisons un pas de plus et évoquons la nature originelle de cette simplicité. Si la civilisation gréco-romaine nous a légué des chefs-d’oeuvre dans de très nombreux domaines artistiques, force est d’admettre que sa musique est restée à l’état primitif. Or, c’est justement la pureté et la richesse de l’art grégorien qui est la source de toute la pensée musicale de l’Occident. Voilà pourquoi, devant ces oeuvres originelles d’une plénitude inégalée, la sensibilité du mélomane est frappée par tant de beauté. Il y retrouve, en substance, tout le charme des compositions ultérieures, du baroque à la modernité en passant par le romantisme. Elles sont le feu qui continue à brûler dans les lumières des œuvres des grands maîtres occidentaux qui ne cessent d’éblouir les hommes à travers les siècles.
Julien
Sarthe, reflet de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes