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4 juillet 2013 4 04 /07 /juillet /2013 10:17

 

 

 

« La philosophie grecque est la décadence de l’instinct grec » (1)


 

C’est un euphémisme de dire que Nietzsche aimait l’Antiquité. Toute sa philosophie est née de l’ardent désir de jeunesse de retrouver, dans sa version moderne, le culte de Dionysos et la sagesse tragique des Anciens. Son premier livre - La Naissance de la tragédie – bien qu’écrit dans un cadre universitaire, est déjà bien plus qu’une simple érudition académique et préfigure la venue de Zarathoustra. « Oui, mes amis, écrit alors le jeune Nietzsche spécialiste de l’Antiquité, croyez avec moi à la vie dionysiaque et à la renaissance de la tragédie » (2). Mais pourquoi Nietzsche appelle-t-il de ses vœux le retour de l’art tragique ? Est-ce là uniquement la préoccupation anachronique d’un philologue ou est-ce, plus profondément, le pressentiment d’une nécessité à laquelle conduira sa philosophie de l’Histoire ? Bref, qu’avons-nous donc perdu, aux yeux de Nietzsche, en perdant la tragédie grecque ?


La tragédie grecque


Il fallait voir les Grecs se ruer au théâtre à l'occasion des fêtes de Dionysos ! Ils s’amassaient nombreux pour écouter ces drames où les personnages, bien souvent jusqu’à la mort, se pliaient au vouloir des dieux afin de se perdre allégoriquement dans le vouloir universel du cosmos. Ce n’était pas un divertissement au sens où l’entend aujourd’hui, mais un spectacle religieux en l’honneur de Dionysos, dieu du vin, de tous les sucs vitaux, de l'ivresse, de la transe mystique, de la régénération cyclique et de l'immortalité. « L’art tragique, écrit Nietzsche, traduit dans la langue des images la sagesse dionysiaque instinctive et inconsciente » (3) qui est une « divinisation de la vie [qui] absorbe et rachète les contradictions et les équivoques » (4). C’est ainsi que les spectateurs des tragédies, « déchirés d’émotions contradictoires (…) [face à] la fécondité débordante du vouloir universel [éprouvaient une] éternelle volupté d’exister » (5).

Ce qui fascine Nietzsche, et pour reprendre son vocabulaire, c’est le « type » d’hommes ainsi capable de transmuer la laideur en beauté, la souffrance en joie et la mort en vie. Il devait posséder une constitution physio-psychologique bien plus forte que la notre pour savoir jouir ainsi des aspects les plus terribles, les plus douloureux, voire les plus laids de la réalité. Ce qui caractérise un Grec – entendu comme type pulsionnel –, c’est une volonté de puissance saine qui affirme la nécessité de toute chose et l’innocence du devenir. Il est impossible de ne pas mettre en perspective cette caractérisation de « l’instinct grec » avec la notion nietzschéenne d’Amor Fati qu’il définit comme « l’affirmation supérieure, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans restriction, l’approbation même de la souffrance, même de la faute, de tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange » (6). C’est cette force vitale présente aussi bien dans la littérature, le théâtre, la poésie, la religion que dans la sagesse populaire, qui élève toute la culture antique au rang de culture « noble ». Par comparaison, nous autres modernes, nous paraissons bien anémiés, nous qui fuyons le négatif sous toutes ses formes, nous qui ne voulons plus de guerre, plus de souffrance, plus de laideur, plus d’inégalité, nous qui rêvons d’un bien-être éternel où la mort ne serait même plus consubstantielle à la vie.

Mais autre chose nous sépare fondamentalement de la pensée tragique ; à savoir la valeur que nous attachons à la vie individuelle. En effet, nulle sagesse dionysiaque qui ne soit « rupture du principe d’individuation » (7). Tel est le secret de la tragédie : sa consolation métaphysique provient de la perte de l’individualité dans le Tout. « [Avec la tragédie] nous nous sous sentons transpercés par l’aiguillon furieux de ces maux, à l’instant même où nous nous sommes pour ainsi dire identifiés avec l’incommensurable volupté qui est à l’origine de l’existence, au moment où nous pressentons dans l’extase dionysiaque de l’éternité indestructible de cette volupté. En dépit de la terreur et de la pitié nous goutons le bonheur de vivre, non comme individus, mais comme participant à la substance vivante unique qui nous englobe tout dans sa volupté d’où naît la vie » (8).Sur scène, le chœur satyrique chante  derrière le héros pour lui rappeler que la Vie subsume les contradictions en s’affirmant dans un auto-dépassement perpétuel. « Cette consolation, décrit Nietzsche, prend corps dans le chœur satyrique, dans ce chœur d’êtres naturels qui vivent indestructibles, à l’arrière-plan de toute civilisation (…) [et qui] reflète l’existence de façon plus vraie, plus réelle, plus totale que ne le fait l’homme civilisé » (9). Il nous est difficile d’éprouver une telle consolation métaphysique car nous avons beaucoup trop hypertrophiée l’existence individuelle. En effet, l’incorporation de l’idée moderne suivant laquelle nous sommes des individus autonomes et responsables, des électron-libre séparés de la Nature par une volonté indépendante, des « empires dans un empire » pour reprendre la très belle formule de Spinoza, est une de ces ruses dont les théologiens ont le secret. Habituer un peuple à ce qu’il se considère comme des hommes « libres », et vous justifierez, pour des millénaires, tous les systèmes de culpabilisation, de jugement et de châtiment ! Le sens du tragique nous échappe donc, parce que, non seulement  nous sommes devenus trop faibles pour assumer les aspects négatifs du réel, mais aussi trop « libres » pour accepter de se perdre dans le flux du devenir. Nous ne voyons donc dans ces tragédies plus que des héros qui « finissent mal » à cause de dieux qui déterminent « injustement » leurs destinés.

 

http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/images/1002271-Th%c3%a9%c3%a2tre_de_Dionysos_Ath%c3%a8nes.jpg

 

Théâtre de Dionysos, Athènes


Socrate contre Dionysos


« Telle est l’antinomie nouvelle : dyonysisme et socratisme, et la tragédie grecque est morte de cette antinomie. » (10)

A partir de 450 av. JC, la tragédie entra en concurrence avec une nouvelle forme de pensée produite par un nouveau « type » d’homme (que Nietzsche nomme « homme théorique » (11)) mû par une prétention délirante : tout doit pouvoir être expliqué rationnellement ! Socrate est le penseur qui va incarner de façon géniale – au sens de malin génie – un tel type d’homme. Parmi les Grecs, ce dernier dénote, en effet, comme étant une « nature anormale » (12) car il présente une volonté de savoir hypertrophiée. « La force torrentielle ininterrompue de sa logique, écrit Nietzsche, manifeste une force naturelle que nous ne retrouvons, pour notre surprise et notre terreur, que dans les énergies pulsionnelles les plus puissantes » (13). Tout se passe comme si la constitution pulsionnelle forte du type Grec, qui s’exprimait d’ordinaire dans la sagesse dionysiaque, avait ici pris la forme d’un besoin névrotique de rationalité. Or, ce qui est plus surprenant encore est que Socrate concentre cette prodigieuse « énergie pulsionnelle » sur un seul domaine d’investigation : l’éthique. Tandis que les Anciens avaient déjà entrepris une rationalisation des phénomènes naturels (Anaximandre, Pythagore, Héraclite…), Socrate, quant à lui, focalise la rationalité sur la vie au sein de la Cité. C’est qu’en fait, à sa recherche obsessionnelle, se greffe une espérance métaphysique nouvelle que Nietzsche nomme « optimisme théorique » (14), une croyance selon laquelle une inflation croissante de notre savoir rationnel s’accompagnerait nécessairement d’une diminution du négatif (le mal, la douleur, la souffrance, la mort, etc.). A partir de là, le divorce avec la sagesse dionysiaque des Anciens est consommée. Une telle espérance dans la disparition de négatif est fondamentalement à l’opposé de la joie métaphysique produite par l’affirmation tragique et irrationnelle de l’enchevêtrement du bien et du mal et de l’ambigüité du plaisir et de la douleur. « Je tâche de comprendre, écrit Nietzsche, de quelle idiosyncrasie a pu naître cette équation socratique : raison = vertu = bonheur : cette équation la plus bizarre qu’il y ait, et qui a contre elle, en articler, tous les instincts des anciens Grecs » (15). 

La rationalité névrotique de Socrate cristallisa sous forme d’une méthode, à savoir un cheminement logique vers la vérité qui se nomme « dialectique ». Elle prend pour départ une question en apparence anodine : Toi qui prétends aimer les belles personnes, sais-tu me dire ce qu’est la beauté ? Toi qui prétends agir de façon juste, sais-tu me dire ce qu’est la justice ? Toi qui prétends dire le vrai, sais-tu me dire ce qu’est la vérité ? Puis, elle amorce une série interminable de questionnements introspectifs, commandés par le fameux « connais-toi toi-même », qui contraignent les interlocuteurs de Socrate à faire entrer ce qu’il considèreinstinctivement comme beau, juste ou vrai dans les cadres étriqués et artificiels d’une ratiocination logique. Fidèle à son optimisme théorique, Socrate ne conçoit pas la dialectique comme un simple outil de connaissance, mais comme un moyen d’accéder à la vie heureuse. Il prétend, par la raison, faire « accoucher les esprits » de cette ignorance qui s’ignore elle-même, et qui empêche d’atteindre cette vertu qui conduit au bonheur. Voilà ce que nous dit le dialecticien : je te montre que si tu ne sais pas définir ce qu’est la beauté en soi, la justice en soi et la vérité en soi, alors tu ne pourras être heureux car tu resteras aveugler par l’opinion et par des désirs irrationnels.

Le génie de Nietzsche est de démasquer, derrière le dialecticien, un individu rongé par le ressentiment et dont la volonté de puissance, à défaut de pouvoir s’exprimer librement et spontanément, prend une forme sublimée. Socrate était un homme populeux et laid, tandis que ses interlocuteurs étaient des puissants, des aristocrates, des sophistes reconnus ou des jeunes gens admirés pour leur beauté. « L’ironie de Socrate était-elle une expression de révolte ? de ressentiment populaire ? savoure-t-il, en opprimé, sa propre férocité, dans le coup de couteau du syllogisme ? se venge-t-il des grands qu’il fascine ? » (16). Face au type fort, Socrate a usé d’une arme nouvelle, une arme psychologique à laquelle le monde grec n’était absolument pas préparé. Dans ses joutes oratoires, le dialecticien jubile en introduisant dans la conscience de son interlocuteur le Cheval de Troie d’une rationalité nouvelle qui désorganise ses instincts en retournant une partie de l’énergie pulsionnelle contre elle-même. Le Moi ré-fléchit ce que le Soi savait d’instinct, paralyse le jugement et atrophie la volonté de puissance.

Allons plus loin. Ce que dévoile dialectique chez l’homme théorique, c’est une haine inconsciente envers la Vie. C’est pourquoi l’apparition de la dialectique est contemporaine de la disparition de l’art tragique qui était justement, nous l’avons dit, l’affirmation d’une « éternelle volupté d’exister » par un type d’homme tout à fait étranger à la volonté de savoir. L’homme théorique est physio-psychologiquement plus faible que l’ancien Grec, car il a besoin de croire que sa raison peut plier l’univers entier, dieux inclus, sous le joug de son incroyable équation « raison = vertu = bonheur ». La « force » des Anciens reposaient, bien au contraire, sur le fait d’accepter lucidement l’intégralité du réel et d’en transmuer le négatif même dans ses moments les plus « tragiques ». « Représentons-nous, écrit Nietzsche, les conséquences des maximes socratiques : « la vertu est un savoir ; on ne pèche que par ignorance, l’homme vertueux est heureux. » Ces trois formes essentielles de l’optimisme sont la mort de la tragédie » (17).


Conclusion


  Fort de sa victoire sur les Anciens, l’homme théorique va continuer à asseoir sa domination sur les consciences et à incorporer cette idée hallucinante que le bonheur de l’homme serait entre les mains de sa rationalité. L’équation socratique « raison = vertu = bonheur » ne va pas cesser de changer de forme à travers l’histoire de la pensée occidentale : platonisme, stoïcisme, christianisme, les Lumières, la foi dans Progrès, le positivisme… Mais dorénavant les masques tombent et nous sommes arrivés au stade où la puissance acquise par la connaissance rationnelle est telle qu’elle dévoile sa vraie nature : raison = ressentiment = mort. Que nous ont apporté deux millénaires de rationalisation interminable, si ce n’est l’anémie des instincts et cette fatigue de nous-mêmes qui caractérise la phase terminale du nihilisme ? Bien avant Freud, Nietzsche caractérise déjà notre volonté de savoir comme une « secrète volonté de mort » (18). Mais loin de l’attribuer, comme le psychanalyste à une « pulsion de mort » inhérente à la nature humaine, il en rend responsable seulement un certain type d’hommes nourris de ressentiment envers la Vie.

Nous comprenons donc le souhait de Nietzsche de voir renaitre la tragédie. La Vie, pour se développer sainement, n’a que faire d’une compréhension rationnelle d’elle-même et nécessite au contraire une certaine quantité d’illusion et d’aveuglement. Parmi tous les arts, la tragédie aura été, aux yeux de Nietzsche, cette « sublime déraison qui fait partie des moyens et des nécessités de la conservation de l’espèce » (19). Sa disparition n’est donc pas simplement la disparition d’une expression artistique au profit d’une autre, mais celle d’un art physio-psychologiquement utile à l’humanité. Mais les Anciens ont disparu, la tragédie est morte et l’humanité risque de mourir avec elle, à moins, qu’elle n’entende le message de Zarathoustra et qu’elle retrouve, au travers une nouvelle forme de Vie – un Surhomme – cette « éternelle volupté d’exister ».

Julien

 

 

 

 

 

(1) Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », 2

(2) Nietzsche, La naissance de la tragédie, Folio essais, p. 137

(3) op. cit., p. 111

(4) Nietzsche, La Volonté de puissance, IV, 464

(5) Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 28 - p.112

(6) Nietzsche, Ecce Homo, « Naissance de la tragédie »

(7) Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 27.

(8) op. cit., p.112.

(9) op. cit., p.54 - p. 57.

(10) op. cit., p. 83

(11) Nietzsche, Introduction à l'étude des dialogues de Platon, Editions de l'Eclat, p.100

(12) op. cit., p.91

(13) op. cit., p. 92. 

(14) op. cit., p. 102, 

(15) Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Le Problème de Socrate », 4

(16) op cit., 7

(17) Nietzsche, Introduction à l'étude des dialogues de Platon, Editions de l'Eclat, p. 96.

(18) Nietzsche, Gai Savoir, 344

(19) Nietzsche, Gai Savoir, 1

 
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